Lundi

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    – Dostoyevsky, tu dois être de retour sur scène dans dix minutes !
     – J'arrive !
    Fyodor soupira et posa son téléphone sur son sac. Il se trouvait dans une petite loge dans laquelle il y avait un grand miroir, une petite table et une chaise. Il n'y avait pas grand chose mais c'était largement suffisant pour le peu de temps qu'il passait ici. Il se pencha légèrement, face au miroir, et passa rapidement un main dans ses cheveux, les recoiffant correctement. Il était habillé d'une chemise blanche et d'un pantalon noir en tissu. Il avait aussi un corset blanc aux coutures dorées, qui marquait sa fine taille. Ses cheveux noirs étaient ornés de nombreuses perles blanches et quelques mèches étaient tressées. Il avait aussi été maquillé. Un fin trait d'eyeliner étirait son regard écarlate et ses lèvres roses brillaient. Son teint était poudré et ses joues étaient rosies.
    Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. L'air remplit ses poumons avec lenteur et il expira lentement. Il se sentait autant heureux que stressé, pourtant il ne faisait rien de nouveau.
    Fyodor était violoncelliste dans un orchestre depuis trois longues années. Poussé par celui qu'il aimait, il avait passé l'audition d'entrée de l'école de musique la plus prestigieuse du Japon. Il n'avait malheureusement pas été accepté par l'école, mais un chef d'orchestre avait entendu parlé de sa performance. Il l'avait alors rappelé et il lui avait demandé de jouer. Fyodor l'avait impressionné. C'est comme ça qu'il avait trouvé son orchestre. Il faisait le métier de ses rêves et il vivait le parfait bonheur avec celui qu'il aimait. Enfin, ça c'était lorsqu'il était au Japon. Cela faisait à présent six mois qu'il avait quitté le Japon avec son orchestre pour faire une longue tournée en Asie. Six mois, c'était très long. Et même s'il appréciait voyager et jouer de la musique, son petit ami lui manquait. Ils s'étaient appelé régulièrement, ils s'envoyaient des messages, mais tout ça ne remplaçait pas la présence physique de l'autre. Et ça commençait à peser sur les épaules de Fyodor.
    – Dostoyevsky, cinq minutes !
    Fyodor serra les dents. Il prit une nouvelle inspiration dans le but de se calmer. Il attrapa son instrument de musique avant de sortir de sa loge. Il se dirigea alors vers le manager, qui s'appelait Sigma. C'était un jeune homme aussi gentil que sérieux, qui aimait plus que tout la composition de musique. Fyodor et lui avaient même déjà composé quelques musiques ensemble, et le rendu était toujours élégant et somptueux. Sigma avait de longs cheveux blanc et mauve, qu'il attachait souvent en une queue de cheval sur son crâne. Fyodor l'appréciait beaucoup, ils étaient même amis. Ils s'étaient rencontrés lors de la première représentation auquel Fyodor avait participé, et depuis ils ne se lâchaient plus.
    Sigma tenait un calepin dans ses mains. Ses sourcils étaient froncés et sa mâchoire crispée. Il était toujours comme ça lors des représentations, c'était des événements aussi heureux que stressant. Entre la gestion des artistes, l'ordre de passage et les imprévus de dernière minute, il était toujours sous pression. En tant que manager, le moindre problème lui retomberait dessus. Alors il prenait sur lui, il faisait toujours passer les autres et son travail avant lui, et Fyodor trouvait ça admirable.
    Lorsque Sigma le vit arriver, il lui offrit un tendre sourire.
    – Fyodor, tu es là ! C'est bientôt à toi.
    Il se contenta d'acquiescer, posant son regard sur la scène en face de lui. Ils étaient dans les coulisses mais ils pouvaient voir la salle de spectacle de là où ils étaient. Le publique était plongé dans le noir, contrairement aux musiciens, sur qui les projecteurs étaient tournés. Une douce mélodie se faisait entendre, il y avait du piano, des violons et une harpe. C'était vraiment magnifique.
    Fyodor ne put réprimer un sourire, sentant la musique pulser dans tout son corps. Il inspira lentement.
    – Oh, au fait ! Joyeux anniversaire, lui dit Sigma en se penchant vers lui.
    Il tourna la tête vers lui, l'air étonné, alors que son sourire s'étira.
    – Tu t'en es souvenu.
    – Évidemment, on est ami ! Et puis, ce n'est pas tout le monde qui a un concerto le jour de son anniversaires...
    – Tu as raison, sourit-il.
    Aujourd'hui, Fyodor avait vingt-trois ans. Il n'avait jamais été du genre à fêter son anniversaire, alors il ne s'en était pas préoccupé de la journée. Mais d'entendre son ami le lui souhaiter ne pouvait que lui faire plaisir.
    – Qu'est-ce que tu comptes faire après la représentation, demanda Sigma en regardant un instant sa liste.
    – Je ne sais pas, soupira-t-il. Je vais peut-être aller me promener dans la ville... Ça fait longtemps que je ne suis pas venu à Moscou.
    – C'est vrai que tu es russe, j'ai tendance à l'oublier, murmura Sigma.
    Fyodor esquissa un sourire.
    – Après, je n'expose pas non plus ma nationalité..
    – Oui, mais quand même... Au fait, tu as des nouvelles de Nikolaï ?
    Il secoua négativement la tête alors que Sigma soupira.
    Nikolaï était un pianiste qui faisait parti de l'orchestre. Malheureusement, le mois dernier, il était tombé de la scène en voulant retourner dans les coulisses. Cette chute avait été drôle à voir, même Nikolaï rigolait. Mais lorsque ses camarades avaient vu son bras pendre anormalement, ils avaient commencé à s'inquiéter. Finalement, après un court voyage à l'hôpital, il avait fini avec le bras plâtré, l'empêchant ainsi de jouer de son instrument. Alors, il profitait de son arrêt pour visiter les villes dans lesquelles ils s'arrêtaient.
    Normalement, c'était Nikolaï le pianiste principal de l'orchestre. Alors le perdre lors d'une tournée aussi importante que celle-ci avait créé beaucoup de panique, surtout pour Sigma. Ils avaient quand même réussi à trouver une solution, et aujourd'hui ils en riaient plus qu'autre chose.
    – Il doit jouer les touristes, comme toujours, soupira Fyodor. Il m'a dit hier qu'il avait hâte de retrouver "le pays du whisky"...
    Sigma ricana et acquiesça.
    – C'est bien son genre...
    – Il me désespère parfois.
    – Seulement parfois ?
    Fyodor voulut répondre mais ils furent interrompus par une voix à côté d'eux.
    – Dostoyevsky, c'est à toi !
    Fyodor lâcha un soupir avant de monter sur scène, sous le regard bienveillant de Sigma. Il s'installa sur le seul tabouret de libre, au centre de la scène, alors que la musique précédente se finit. Il plaça le violoncelle entre ses jambes et posa le manche contre son épaule. Les projecteurs se tournèrent lentement vers lui alors que ses camarades repartaient dans les coulisses. Il était presque seul sur scène, seulement accompagné d'un piano.
    Il lança un regard au chef d'orchestre en face de lui. Dès lors qu'il eut fait le premier geste de la main, Fyodor commença à jouer. La musique commença doucement avant de devenir plus intense et dramatique. Il se laissa totalement porter par les notes, fermant les yeux. Sa tête se balançait légèrement et un fin sourire était dessiné sur son visage.
    Il avait composé cette musique au tout début de la tournée. Il l'avait écrite en pensant à son petit ami, alors elle retranscrivait tout ce qu'il ressentait pour lui. Il y faisait passer tout son amour, sa passion et son manque. C'était très certainement le morceau qu'il préférait, celui qui le touchait le plus. Il l'avait appelé Upon The Tainted Sorrow. C'était le morceau final, celui qui clôturait le spectacle depuis quelques semaines. Et souvent, tout le monde ressortait bouleversé de la salle de spectacle, tant les émotions de Fyodor les touchaient, que ce soit les spectateurs ou bien ses collègues. Souvent, on lui disait qu'il avait un don, mais il ne le pensait pas. Il avait simplement beaucoup pratiqué, et d'année en année il s'était amélioré. Il était simplement passionné.
    La fin arriva bien trop vite à ses yeux. Il joua les dernières notes et les rideaux se fermèrent. Il rouvrit les yeux et releva la tête. Il pouvait entendre les applaudissements et les cris de félicitations des spectateurs, ce qui réchauffa son cœur. Il sourit et essuya rapidement ses joues humides. Il finissait souvent les représentations en pleurant, surtout lorsque ça se terminait avec son morceau. Mais il ne se sentait pas triste pour autant, au contraire, il se sentait bien et heureux.
    Il se leva alors qu'il fut rapidement entouré de ses compagnons.
    – C'était magnifique !
    – Tu as géré, Fyodor !
    – Bravo ! C'était incroyable !
    Il les remercia rapidement avant de retourner dans les coulisses pour rejoindre Sigma. Ils se sourirent et, sans un mot, ils se dirigèrent directement vers les loges.
    Fyodor rangea son instrument dans son étui avant de retirer son corset.
    – Tu as vraiment un don, murmura Sigma.
    – Peut-être, répliqua-t-il en haussant les épaules. D'ailleurs, tu vas faire quoi maintenant ?
    Il se démaquilla et retira les perles dans ses cheveux. Il était de dos à Sigma, qu'il entendait faire les cent pas derrière lui.
    – Mh, en fait j'ai un rencard...
    Surpris, Fyodor se tourna d'un coup vers lui, le faisant sursauter. Il esquissa un sourire d'un air malicieux.
    – Avec qui ?
    Les joues de Sigma prirent des couleurs. Il détourna le regard. C'était la première fois qu'il le voyait agir avec timidité, il ne put s'empêcher de sourire un peu plus.
    – Osamu...
    Fyodor écarquilla les yeux.
    – Dazai Osamu?! Tu as invité Dazai ?
    – En fait c'est lui qui m'a invité pour... "Danser".
    Fyodor ricana alors que Sigma rougit davantage.
    Dazai était le remplaçant de Nikolaï. C'était un jeune homme plein d'énergie à la langue bien pendue. En un mois, Fyodor l'avait vu essayer de draguer toute les musiciennes de l'orchestre, mais il ne l'avait jamais vu le faire sincèrement. Il y avait toujours une pointe d'humour dans ses séances de drague, qui étaient plutôt médiocres à vrai dire. Sans qu'il ne sache réellement pourquoi, il n'arrivait pas à apprécier Dazai. Il ne doutait pas qu'il devait avoir de qualités, mais à ses yeux c'était une personne hautaine et immature. À chaque fois qu'ils se voyaient, la tension était palpable. Sigma avait même déjà dû les séparer plusieurs fois pour éviter un quelconque problème, une dispute ou une bagarre par exemple. Malgré tout, il devait reconnaître que Dazai jouait magnifiquement bien. Il avait toujours un petit sourire lorsqu'il faisait du piano, et ses yeux étaient fermés, comme lui en fin de compte. C'était un très bon pianiste, et il n'avait fallu qu'un seul mois pour qu'il prouve ses compétences auprès de la troupe.
    – J'espère pour lui qu'il ne te blessera pas ! Sinon, il aura à faire à moi, dit Fyodor avec sérieux. Eh bien, profite bien de ta soirée, en tout cas !
    Il avait beaucoup de mal à imaginer Sigma et Dazai ensemble. Ce duo lui semblait plutôt atypique, mais il savait que Sigma n'était pas du genre à sortir avec n'importe qui. Il espérait tout de même qu'il n'y aurait aucun problème pour eux et que son ami ne finisse pas déçu. Ou pire, blessé. Il se promit de garder un œil sur Dazai.
    Sigma sourit.
    – Merci, toi aussi.
    Fyodor acquiesça. Il mit son manteau et sa chapka blanche. Puis il prit ses affaires et ils sortirent de la petite pièce. Ils se dirigèrent vers la sortie qui était attribuée aux artistes et aux membres du personnel. Le lieu se vidait petit à petit et le calme était revenu. Ils croisèrent quelques personnes, qu'ils saluèrent, avant qu'ils n'arrivent dehors. La nuit était tombée et il y avait un petit vent frais que Fyodor ne pouvait que trouver agréable, contrairement à Sigma qui semblait avoir froid. Ils se saluèrent et Sigma alla rejoindre Dazai, qui l'attendait au loin. Tel un grand frère, Fyodor le regarda s'éloigner jusqu'à ce qu'il ne lui soit plus possible de le voir. Il esquissa un sourire et commença à partir, réfléchissant à ce qu'il pourrait faire de sa soirée. Il était déjà vingt-et-une heures et quelque, il pourrait peut-être s'arrêter dans un bar avant de rentrer à l'hôtel ? Ou alors il pourrait faire une balade dans le centre de Moscou ? Il ne se sentait pas particulièrement fatigué et puis il n'avait pas l'envie de rentrer tout de suite, alors autant profiter de la ville. Mais soudain, une autre idée lui vint à l'esprit. Et s'il allait rendre visite à ses parents ? Il n'avait aucune nouvelle de sa famille depuis plusieurs années alors autant en profiter. Cependant, la soirée était déjà bien entamée et il ne savait pas si sa famille avait envie de le voir... Fyodor prit la décision d'aller les voir dans la semaine et de profiter de sa soirée tout seul.
    – Fyodor !
    Il se stoppa soudainement, les yeux grands ouverts, alors qu'il reconnut la voix fluette qui venait de l'appeler. Il tourna la tête sur sa droite et son regard écarlate se posa sur la petite silhouette d'un jeune homme aux cheveux roux. Il avait un gros manteau brun, un jean noir, une grosse paire de bottes et un chapeau noir. Il se frottait légèrement les mains, sûrement dans le but de les réchauffer. Son visage était fin et pâle, et ses yeux azurs semblaient briller comme des diamant. Ses lèvres roses s'étaient étirées en un grand sourire lorsqu'il rencontra son regard. Un sourire se dessina sur le visage de Fyodor alors qu'il reconnut son petit ami.
    – Chûya...
    Comme si l'entendre avait été le déclic, Chûya se précipita vers lui sans perdre de temps. Fyodor sourit. Il posa son instrument sur le sol avec délicatesse et le regarda courir vers lui. Il sauta sur lui et Fyodor le rattrapa de justesse, passant ses mains sous ses jambes. Il le serra contre lui en reculant de quelques pas. Un grand sentiment d'euphorie parcourut ses veines alors qu'il prit conscience que Chûya était là avec lui et qu'il le tenait à présent dans ses bras. Il était venu du Japon pour le voir, le jour de son anniversaire. Son cœur battait avec vigueur dans son torse alors qu'il souriait grandement. Il déposa un baiser sur le haut de son crâne. Chûya le serra un peu plus contre lui. Cette étreinte dura de longues minutes, silencieusement. Ils se sentaient bien dans les bras l'un de l'autre.
    Chûya et Fyodor s'étaient rencontrés dans leur adolescence. Ils devaient être âgés de quinze ans à ce moment-là. Fyodor venait d'arriver de Russie pour un programme d'échange et Chûya était son partenaire de voyage. Il avait passé un mois au Japon. C'était tout simplement incroyable, il avait appris plein de choses. Et surtout, il avait appris à connaître Chûya. Ils avaient créé une solide amitié très rapidement. Puis il était rentré dans son pays, accompagné de Chûya, qui passait lui aussi un mois en Russie. Le jour de la séparation avait été très difficile. Mais ils avaient continué à parler et, l'année d'après, Fyodor avait pris la décision de retourner au Japon, mais pour y finir ses études cette fois-ci. Ils ne s'étaient plus lâchés après ça. Et un jour, ils s'étaient rendus compte qu'ils s'aimaient plus que de simples amis. Leur relation était venue naturellement, comme si c'était une évidence.
    – Mais qu'est-ce que tu fais là, demanda-t-il sans pouvoir s'empêcher de sourire.
    – Je voulais te voir... Et puis c'est quand même ton anniversaire ! Je ne pouvais pas louper ça !
    Fyodor sourit encore un peu plus, il se sentait chanceux d'avoir Chûya. Il ne risquait pas d'oublier cet anniversaire de si tôt.
    Chûya reposa ses pieds sur le sol et il posa ses mains sur les joues de Fyodor avec délicatesse. Un grand sourire ornait son visage. Fyodor put cependant sentir à quel point ses mains étaient froides. Alors, il prit ses gants et les passa avec délicatesse sur les mains de Chûya. Puis, il retira sa chapka et la mit sur son crâne, prenant son chapeau. Chûya rougit légèrement, il ricana.
    – Tu auras moins froid comme ça, déclara Fyodor.
    – Mais, et toi ? Tu vas avoir froid, non ?
    Fyodor haussa les épaules.
    – Je suis habitué au froid, ne t'en fais pas.
    Il déposa un chaste baiser sur les lèvres de Chûya. Il prit ses mains dans les siennes et entrelaça leurs doigts. Les yeux de Chûya brillaient davantage, il souriait, et en le voyant heureux, Fyodor se sentit bien.
    – C'était magnifique, murmura Chûya avec un grand sourire.
    Fyodor fronça un peu les sourcils, essayant de comprendre ce dont il lui parlait. Chûya leva les yeux au ciel et ricana.
    – La musique, Fyodor ! J'étais là. C'était magnifique, sourit-t-il avant de déposer un doux baiser sur les lèvres de Fyodor.
    Fyodor sourit contre ses lèvres et répondit au baiser. C'était quelque chose de tendre et de chaste, qui ne dura que quelques secondes. Mais ce court laps de temps suffit à faire palpiter le cœur de Fyodor. Ils se séparèrent après un instant. Il sourit et plongea son regard dans celui de Chûya. Bordel, qu'est-ce qu'il lui avait manqué...
    – Ça te dit qu'on aille se balader, proposa-t-il.
    – Avec plaisir ! 

Surprise au théâtre BolchoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant