Jeudi

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    – Ça va aller, demanda Chûya d'un air soucieux.
    Fyodor détacha son regard de la route pour tourner la tête vers lui. Ils étaient tous les deux dans une voiture et Chûya conduisait. Ils se rendaient chez sa famille. Au fond, il était stressé. Il n'avait pas vu ses parents et ses frères et sœurs depuis quelques années. Il ne savait pas ce qu'ils étaient devenus, ni s'ils souhaitaient le revoir. Après tout, il avait quitté la maison familiale du jour au lendemain, sans même leur donner d'explications. Il comprendrait s'ils refusaient de le voir. Plus il voyait la route défiler devant lui, plus il prenait conscience qu'ils arriveraient bientôt. Il avait un peu peur.
    Il prit une grande inspiration et acquiesça lentement.
    – Oui, et puis tu es avec moi. Au pire des cas, ils m'insulteront.
    Chûya se pinça les lèvres. Il continuait de regarder la route. Il avait, aujourd'hui encore, sa chapka posée sur son crâne. Son gros manteau d'hiver était ouvert et montrait sa tenue. Il portait un col roulé noir à longues manches, surplombé d'une chemise couleur crème, qui était ouverte de deux boutons. Avec, il avait mis un jean noir et sa paire de bottines.
    – J'espère quand même que ça ne se passera pas mal...
    Fyodor haussa les épaules.
    – On verra ça en arrivant...
    Chûya acquiesça lentement avant de soupirer. Il avait les sourcils froncés. Le silence revint dans la voiture. Fyodor sentait bien qu'il était tracassé, et il s'en voudrait si c'était de sa faute. Alors, il posa doucement une main sur sa cuisse et il lui offrit un petit sourire. Chûya détourna son regard de la route durant une seconde à peine pour regarder rapidement Fyodor.
    – Et toi, ça va, demanda-t-il avec douceur.
    Chûya esquissa un petit sourire. Son visage était un peu tendu.
    – Je suis juste inquiet pour toi... Mais oui,ça va, répondit Chûya. Même si j'arrive plus à marcher normalement aujourd'hui.
    Il esquissa un sourire tandis que Fyodor ricana. Son cœur se réchauffa.
    – En même temps, vu ce qu'on a fait cette nuit...
    Chûya ricana cette fois-ci, il acquiesça. Un grand sourire s'était dessiné sur son visage.
    – Tu as raison.
     Environ quinze minutes passèrent avant qu'ils n'arrivent à la demeure Dostoyevsky. C'était une très grande maison faite de brique. Il y avait un grand nombre de fenêtres, certaines avaient les volets fermés. Ils se garèrent dans la cour avant, où se trouvait déjà une voiture. Ils sortirent du véhicule et Chûya alla vite aux côtés de Fyodor. Il lui prit la main et entrelaça leurs doigts ensemble.
    Fyodor se pinça les lèvres en regardant la bâtisse en face d'eux. De nombreux souvenirs lui revenaient, des bons comme des mauvais. Son cœur battait si vite qu'il avait l'impression qu'il allait sortir de son torse. Il déglutit et ferma les yeux, se concentrant sur la présence de Chûya pour le rassurer.
    Il n'avait aucune raison de stresser et d'avoir peur, Chûya était là, avec lui. Et tout se passera bien. Pas vrai ?
    Ils marchèrent alors vers l'entrée et, une fois devant la porte, Fyodor souffla un coup. Il donna trois coups contre le bois et se recula d'un pas. Il dut se passer une vingtaine de secondes avant que le bruit d'une serrure qui tourne ne se fasse entendre. Puis, la poignée s'abaissa et la porte s'ouvrit. Ils tombèrent nez à nez avec une femme. Elle avait de longs cheveux noirs tressés dans son dos et un visage fin. Elle avait un petit nez et de magnifiques yeux bruns. Chûya la reconnaissait, c'était la mère de Fyodor. Il l'avait connu lorsqu'il était venu un mois en Russie. Dans ses souvenirs, c'était une dame discrète et très gentille. Elle veillait toujours à ce qu'il se sente bien dans la maison. Mais, il avait aussi remarqué qu'elle était effacée au sein de la famille, beaucoup mise à l'écart par son mari.
    Elle semblait plus maigre que quelques années plus tôt, et ses vêtements semblaient délavés.
    Elle regarda Chûya puis Fyodor. Elle écarquilla légèrement les yeux en les voyant.
    – Fyodor...
    
Elle resta bouche-bée un instant avant de se décaler et de leur faire un signe de la main.
    – Entrez, entrez, dit-elle en russe, avec une faible voix.
    Ils entrèrent et suivèrent la femme jusque dans le salon de la maison. C'était une grande pièce. Il y avait deux canapés bruns, une grande cheminée et une grande bibliothèque. Il y avait moins de meubles et de décorations que dans ses souvenirs... Aujourd'hui, les murs étaient complètement vides et il n'y avait même plus de table. Chûya se souvenait très bien qu'ils avaient passé beaucoup de temps à lire les différents livres de cette pièce ensemble, quelques années plus tôt, tout en buvant du thé. Parfois, lorsqu'ils ne lisaient pas, ils s'allongeaient les canapés et observaient avec attention les tableaux qui étaient accrochés au mur. En fond, il y avait toujours la radio qui tournait. Les moments qu'il avait pu passer avec Fyodor en Russie étaient mémorables, il les aimait beaucoup.
    Fyodor sembla lui aussi remarqué ceci car il fronça les sourcils en entrant dans la pièce.
    Ils s'installèrent sur l'un des canapé et la mère de Fyodor apporta trois tasses de thé noir. Elle les servit et s'installa en face d'eux, sur le second canapé. Elle leur offrit un petit sourire.
    – Je suis heureuse de vous voir, les garçons.
    
Sa voix était douce et posée, c'était comme si elle était incapable de réellement parler fort.
    Fyodor esquissa un petit sourire.
    – Nous aussi, je.... Mère, je suis désolé, annonça-t-il en baissant le regard sur sa tasse de thé. Je suis désolé d'avoir quitté la maison.
    
La femme secoua négativement la tête.
    – Tu n'as pas besoin de t'excuser. Tu as bien fait de partir.
    
Fyodor releva la tête vers elle, ses yeux brillaient. Chûya déposa une main dans son dos et lui fit de douces caresses.
    – Ton père t'aurait forcé à quitter tes études pour entrer dans l'armée, continua-t-elle. Je pense que tu as fait la meilleure chose pour toi. Tu as pu faire ce que tu aimais, et aujourd'hui tu fais un magnifique métier. Je ne peux pas être plus fière de toi !
    
Fyodor écarquilla les yeux en entendant les mots de sa mère. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, mais cette fois-ci ce fut agréable. Sa mère connaissait-elle son métier ? Avait-elle suivi ce qu'il faisait ? Cette idée lui réchauffait le cœur, et il pouvait sentir les larmes au coin de ses yeux, prêtes à couler sur ses joues. Mais, il les retint.
    – Tu m'as vu, demanda-t-il en murmurant presque.
    – J'aurai adoré... Mais je n'ai pas les moyens... J'ai vu des images sur internet, et il y a des affiches dans Moscou, c'est comme ça que j'ai sû ce que tu étais devenu.
    
Une larme rebelle coula sur la joue de Fyodor. Sa mère se leva et vint s'asseoir à côté de lui. Elle lui essuya sa joue avec douceur et lui offrit un doux sourire.
    – Je suis tellement fière de toi, murmura-t-elle.
    – Même si je vous ai laissé ?...
    
Tu restais avec nous, dans nos cœurs. Ton bonheur était le plus important.
    
Fyodor détourna le regard.
    – Et père ? Et mes frères et sœurs ?
    
Ton père est mort il y a deux ans. Et les autres vivent heureux, tu leur manque c'est vrai, mais ils sont heureux. Vous vivez tous votre vie, vous avez chacun suivi une voie différente, et je suis très fière de vous tous. Tu n'as pas à t'en faire...
    
Fyodor ferma les yeux un instant, comprenant maintenant pourquoi la maison était partiellement vide. Son père était mort. Hors, il avait toujours refusé à son épouse de travailler, c'est pour cela que beaucoup de chose manquait dans la maison. À sa mort, elle n'avait pas su comment avoir de l'argent, n'ayant jamais travaillée. Alors, elle avait vendu ce qui lui appartenait et elle essayait de vivre comme elle le pouvait.
    Il se sentit mal face à cette révélation. Sa mère vivait-elle bien ? Était-elle heureuse ?
    Il prit une grande inspiration.
    – Samedi soir, il y a une dernière représentation à Moscou... Viens la voir, lui murmura-t-il.
    – Je ne peux pas, je suis désolée...
    
Je te payerai ta place, ce n'est pas un problème ! Et si tu as besoin d'un chauffeur, je peux toujours demander à quelqu'un de la troupe de venir te chercher, s'exclama-t-il. Ou alors Chûya peut venir te chercher ! Mais s'il te plait, viens samedi soir...
    
La femme sourit doucement. Un air bienveillant était gravé sur son visage.
    – D'accord, je viendrai, répondit-elle dans un murmure.
    Puis, elle tourna la tête vers Chûya. Elle lui offrit un tendre sourire, comme ceux qu'elle avait offerts à son fils.
    – Et toi, Chûya, comment vas-tu ? Que deviens-tu ?
    
Et bien, ça va, répondit-il avec hésitation. Je suis professeur de français au Japon et je vis avec Fyodor. Je suis comblé !
    
Un sourire maladroit se dessina sur son visage. Même s'il avait appris le russe et que Fyodor lui répétait sans arrêt qu'il parlait très bien la langue, il avait toujours l'air gêné de parler en russe. En fait, il avait toujours peur de se tromper, et son accent japonais le dérangeait énormément.
    Fyodor sourit doucement et il vint prendre sa main dans la sienne. Il ancra son regard dans celui de Chûya. Ses yeux brillaient. Puis, il regarda à nouveau sa mère.
    – Chûya et moi sortons ensemble, dit-il dans un souffle. Je l'aime énormément et il m'aime aussi... Je sais que ça ne se fait pas trop ici, surtout avec la religion... Mais je l'aime vraiment beaucoup, et je suis heureux avec lui. Je voulais te le dire...
    
La femme sourit un peu plus.
    – Je suis heureuse pour vous, les garçons. Et, je ne vais pas vous mentir, je m'en doutais déjà.
    
Fyodor fronça un peu les sourcils, l'air surpris par ce que lui disait sa mère.
    – Vous avez toujours été très proches, continua-t-elle avec un grand sourire. Et je te connais, tu n'as jamais été proche de qui que ce soit, autre que ton grand frère. Alors, quand je vous ai vu tous les deux, quand vous aviez quinze ans, je me suis directement dit que vous étiez fait l'un pour l'autre. Tu as toujours pris soin de Chûya comme si c'était la plus précieuse des pierres. Et lui, il a toujours veillé à ce que tu sois heureux, il cherchait toujours à te faire sourire...
    
Chûya ricana légèrement et Fyodor sourit doucement. Sa mère n'avait pas tort, et ils le savaient tous les deux. Ils s'étaient rendus compte de leurs sentiments, ils le reconnaissaient et ils en riaient même souvent.
    Fyodor tourna la tête vers Chûya, son regard était rempli d'amour et il ne pouvait pas s'empêcher de sourire.
    – C'est vrai, dit-il. Au fond... Chûya est mon âme-sœur. Et je donnerai tout pour lui.
    
Les joues de Chûya prirent des couleurs alors qu'il sourit doucement.
    – Je vous souhaite beaucoup de bonheur, les garçons.
    
Toi aussi, mère. Je te souhaite du bonheur.
    
Fyodor et sa mère se sourirent. Il se sentait bien et son coeur était léger. Finalement, il avait stressé pour rien et tout s'était bien passé. Même si la mort de son père l'affectait un peu, il se sentait libéré d'un poids. Il n'avait plus peur de se prendre un quelconque reproche, à présent il avait sa mère, et ses frères et sœurs vivaient heureux. Il se sentait soulagé.
    – Oh, au fait ! Il y a quelques jours, Mikhaïl est passé me voir, commença-t-elle en se levant.
    Elle alla vers un coin de la pièce où se trouvaient quelques boîtes. Elle en prit une et revint s'installer à côté de Fyodor et Chûya.
    – Il m'a donné ça pour toi, déclara-t-elle en lui tendant la boîte. Il savait que tu revenais, il avait lui aussi vu les affiches du théâtre. Et comme il vit à Saint-Pétersbourg, il ne peut pas réellement rester longtemps ici...
    
Fyodor prit la boîte et la posa sur ses genoux. Il l'ouvrit lentement, le cœur battant la chamade. Dedans, il y trouva quelques vieux livres, des carnets et une photo. Les livres étaient des livres qu'il lisait avec Mikhaïl lorsqu'ils étaient plus jeunes. Dans les carnets se trouvaient différents morceaux de musique qu'ils avaient composés avec lui. Enfin, la photo était une photo d'eux d'eux, ils étaient jeunes et avaient de grands sourires. Fyodor se sentit ému en voyant tout ça. Lors de son enfance, il avait été très proche de Mikhaïl, qui était son grand frère. Il tenait beaucoup à lui, et lorsqu'il avait quitté la Russie, il s'était senti coupable de l'avoir quitté. Mais cette boîte, ce cadeau, lui prouver que Mikhaïl ne lui en voulait pas, loin de là. Il lâcha un petit soupir en souriant.
    C'était une belle journée, un peu émouvante, mais très belle. Et il était heureux d'être venu ici. 

Surprise au théâtre BolchoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant