CHAPITRE 1 | La visite

840 78 14
                                    

L'aiguille trotteuse de l'horloge brisait à elle seule le silence de la demeure des Ascott. Il était près de treize heures et Winston avait terminé ses classes du matin pour l'heure du déjeuner, qu'il avait pris en compagnie de ses parents Grace et Henry Ascott. Ils avaient dégusté un délicieux ragout, préparé avec amour par Liz – de son vrai nom Elisabeth – la domestique de la famille. Ils s'étaient rempli l'estomac en discutant de choses futiles telles que la météo, tout en avisant de temps à autres à travers les hautes fenêtres de la demeure les nuages menaçants.

Alors que l'horloge sonnait treize heures dans la pièce principale, Winston ajusta soigneusement sa cravate – comme si ce n'était pas déjà la cinquième fois – et recoiffa machinalement ses cheveux blonds. Il observa son reflet dans le miroir et ce qu'il vit lui convint : il avait fière allure. Avec son costume parfaitement taillé, ses souliers rutilants et ses cheveux plaqués en arrière à l'aide de cire, il avait l'air sérieux et fiable. Tout ce dont son père attendait de lui.

— Vous êtes prêt, Winston ?

Aujourd'hui était un grand jour, alors Winston acquiesça d'un signe de tête et récupéra sa besace en cuir dans le vestibule. Lorsqu'il sortit de la demeure, dans les traces de son père, il remarqua que l'automobile de la famille était garée devant le portail et que leur chauffeur habituel patientait derrière le volant. Les deux hommes prirent place sur la banquette arrière et refermèrent les portes. Aussitôt, le véhicule se mit en route et sillonna les rues de Newcastle jusqu'à destination.

Durant le trajet, sous les yeux de son père, Winston bailla à plusieurs reprises. Son manque de sommeil était autant dû aux heures qu'il passait à étudier – ou à s'auto-instruire, comme il le disait si bien – qu'à l'anxiété que son propre avenir lui procurait. Devenir chef d'entreprise ne l'avait jamais fait rêver et, même s'il avait été élevé avec cette perspective en tête, elle l'angoissait chaque jour un peu plus, à mesure que les heures défilaient, le rapprochant du jour où il prendrait la relève.

— Au fait, je vous conseille de ne pas sortir ce soir.

Henry Ascott finit par prendre la parole après une dizaine de minutes de route. Installé sur le siège capitonné de la Bugatti, il se tenait droit et fier comme Winston l'avait toujours connu. Sa barbe grisonnante et ses yeux perçants lui donnaient un air sévère qui contrasta avec la douceur de sa voix, à cet instant précis. Habituellement, Henry Ascott parlait sur un ton beaucoup plus sec, ses mots claquant le silence comme un fouet sa victime, et cela étonna Winston. Rares étaient les fois où Henry semblait si simple.

— Oh, pourquoi ?

— Rode s'est grièvement blessé. Il ne pourra plus travailler pour nous.

Si la voix d'Henry Ascott ne laissait transparaître aucune compassion, Winston accueillit quant à lui la nouvelle avec un pincement au coeur. Il aimait bien Rode. C'était un homme un peu simplet, il fallait l'avouer, mais gentil, attentif et dévoué. Il ne rechignait jamais à lui préparer Hickstead, avant ses balades, ou à entretenir ses harnachements. Sa bonté lui manquerait.

— Je suis capable d'harnacher moi-même mon propre cheval, vous savez.

— Ce n'est pas à vous que cette tâche incombe.

Winston se retint de lever les yeux au ciel pour la seule et bonne raison qu'il n'était pas prêt à entendre une énième leçon de morale – ce qui serait à coup sûr arrivé si son père avait surpris son insolence. Même s'il avait été élevé avec une cuillère en argent dans la bouche, qu'il n'avait jamais manqué de rien et que des domestique s'étaient toujours pliés en quatre pour répondre favorablement à ses besoins ou ses lubies, Winston n'avait jamais rien pris pour acquis ou comme un dû. Son cheval, il estimait que c'était à lui de l'harnacher, lorsqu'il lui prenait l'envie d'aller galoper sur les sentiers du domaine, et non aux employés. C'était son cheval, ses envies, ses moments de détente, et cela ne l'avait jamais dérangé d'assumer cette responsabilité tout seul. Ce que son père peinait à comprendre, estimant que chacun avait sa place ; les domestiques étant assignés aux tâches ingrates qui incluaient généralement de s'épuiser, s'ennuyer et se salir les mains.

Le dernier AscottOù les histoires vivent. Découvrez maintenant