Chapitre 3

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Finalement prête bien en avance pour une fois, je regardai la date affichée sur ma montre. Les jours se ressemblaient tellement qu'il était facile de perdre la notion du temps. Nous étions le 11 juillet. C'était effectivement « l'anniversaire » de notre exode, quatre mois plus tôt. Alors que cette date me frappait, je me revoyais encore, prostrée dans l'appartement. À regarder tout autour de moi, chaque détail, chaque objet. Tournant certainement la tête de gauche à droite frénétiquement sans savoir où regarder, quoi prendre, paniquée. Le cœur tambourinant dans ma poitrine, les mains tremblantes. Essayant de graver dans ma mémoire ce souvenir pour toujours. Croyant encore que nous retrouverions notre appartement comme nous l'avions laissé. Comme si rien n'avait changé.

Choisir ce qui me suivrait dans le bagage autorisé avait été plus facile que je ne l'aurais pensé. Les seuls petits éléments qui nous rappelleraient ce que c'était « avant », les seuls qui avaient vraiment du sens se comptaient sur les doigts des deux mains.

Mes seuls souvenirs s'étaient donc limités à trois livres, quelques photos de famille, un médaillon qui avait appartenu à ma grand-mère et la petite veilleuse. Enfin, mon passeport avait pu être heureusement sauvé. Il devait servir en premier lieu à prouver notre identité pour accéder à la base, mais je l'aurais emporté quoi qu'il arrive. C'était aussi un témoin du passé, de nos aventures familiales, et de mon père avec qui j'avais un peu parcouru le globe. Parfois encore, lorsque le moral me faisait défaut, je l'ouvrais et je feuilletais ces pages avec les quelques tampons de tous ces pays dont je n'avais plus entendu parler depuis des mois. Je me demandais ce qu'ils étaient devenus là-bas. Avaient-ils survécu eux aussi ? Est-ce que, comme nous, ils avaient eu la chance d'avoir une base militaire dans laquelle se réfugier ?

Après la diffusion du message, nous nous étions présentées avec ma mère aux portes de l'enceinte en tout juste une heure. Elle m'avait crié dessus en préparant nos affaires, ce qui n'était pas dans ses habitudes, et j'avais enfin pris la mesure des choses : ce qu'il était en train de se passer était bien plus grave que ce que le gouvernement nous avait laissé entendre.

À notre arrivée, il y avait déjà des centaines voire des milliers de personnes qui attendaient. Les gens se bousculaient, jouaient des coudes pour accéder à l'enceinte. C'était le chaos. Des gendarmes essayaient tant bien que mal de nous ordonner en rangs, mais c'était peine perdue. Nous étions chacun en train de nous battre pour notre survie. Les visages étaient tendus, striés de larmes, angoissés. Certains étaient à l'image de la terreur pure. Je me souviens avoir pensé qu'une femme ressemblait au tableau de Munch Le Cri tant son visage était marqué par l'épouvante. Les habitants portaient leur précieux bagage fermement serré contre eux, s'y accrochant comme à un radeau de survie. Les jointures de leurs mains étaient blanchies par la pression qu'ils exerçaient. C'étaient, après tout, les vestiges de toutes nos vies à l'intérieur. Les adultes portaient les plus petits sur les épaules, ou dans leurs bras, tandis que les vieillards essayaient de ne pas perdre l'équilibre. Ils disparaissaient les uns les autres parfois dans la masse de gens, engloutis par la foule.

Certains essayaient d'avoir un peu plus de sacs, de tricher en dissimulant sous leurs manteaux des besaces ou des baluchons. Mais de ce que je voyais, le « un peu plus » restait aux portes de la base à même le sol. Il n'y aurait pas de passe-droits, pas de traitement de faveur. Nous allions manquer de place et il fallait se limiter. Tant pis pour les souvenirs.

À l'entrée, des militaires et des gendarmes effectuaient une fouille corporelle rapide avant de contrôler nos identités et notre température. Des ordres étaient criés dans tous les sens dans des mégaphones, s'ajoutant au bruit des pales des drones qui passaient au-dessus de nos têtes sans discontinuer. Ils détectaient les médicaments que nous avions pu prendre afin de dissimuler la fièvre, premier symptôme de la maladie. Ceux qui étaient contrôlés positifs étaient immédiatement sortis des rangs, sans ménagement, par des hommes équipés de combinaisons biochimiques blanches. Certains ne se laissaient pas faire et se débattaient :

Résilience (sous contrat d'édition)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant