Chapitre 1

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Trois mille deux cent six. Les mains sur mes hanches, légèrement essoufflée, je profitai de la brise qui rafraîchissait mon corps en sueur. Du sommet de la plus haute dune des environs, je suivis d'un regard perçant la trace de mes pas s'enfuir dans la nuit pour je le devinais, se perdre à l'intérieur des jardins du palais. Trois mille deux cent six pas. Je le notai mentalement. Pas certaine de trouver un jour une utilité à cette information. Pas plus que de savoir que la grande salle comptait mille six cent quarante-deux dalles de marbre dont trois fissurées et quatre cent huit à motifs fleuries. Que le palais possédait quatre-vingt-trois chambres en omettant la suite royale et les appartements privés. Non, savoir tout cela importait peu, mais ce petit jeu, aussi futile soit-il, m'aidait à ne pas perdre la raison. À supporter le néant d'une vie maudite où la solitude errait à mes côtés en cette longue nuit.
La lune, pleine et éclatante, attira mon regard comme pour me rappeler que quoique j'en pense, je n'étais jamais seule.

- Qu'ai-je donc fait de si terrible pour mériter un tel sort ?

Ma question n'obtint aucune réponse. Je lâchai un petit rire en me laissant retomber lourdement sur le sable.

- Ma pauvre Shirin, me moquai-je, ta stupidité me surprend chaque jour un peu plus.

Je vivais seule dans un immense palace, au beau milieu d'un désert dépourvu d'êtres vivants. M'attendais-je vraiment à entendre une voix sortie de nulle part pour m'éclairer sur mon triste sort ? Même Noune, la Déesse-Mère en partie responsable de ma condition, se limitait à jouer son rôle d'astre lunaire. Rien ne troublait son halo. Pas un nuage, pas l'ombre d'un rapace. La nuit éternelle suivait son cours, imperturbable. J'étais prisonnière d'une maudite boîte où le temps resterait figé à jamais.
Mes doigts s'enfoncèrent dans le sable. Une douce chaleur réchauffa mes paumes. Le contraste avec la fraîcheur ambiante déclencha un frisson sur ma peau. Je soupirai en m'allongeant sur le flanc de la dune. Au moins, je profitai d'une belle vue à défaut d'une meilleure vie. Des bribes de souvenirs ressurgirent que je m'empressai de refouler. Ce jeu-là, beaucoup moins amusant que le premier, se transformait aussi en une mauvaise habitude. Y penser raviver les souffrances et les humiliations que l'on m'avait fait subir. Et sincèrement, quitte à choisir, la monotonie de ces instants l'emportait sur les moments de servitude.
Mon regard se perdit parmi les étoiles. En vain, essayai-je de repérer les constellations. Des connaissances en astronomie manquaient à mes aptitudes exceptionnelles. À condition d'en recevoir l'ordre, je pouvais faire apparaître ou disparaître des objets ; me déplacer d'un endroit à un autre d'un battement de cils ou transporter de lourdes charges, mais je n'étais pas fichue de reconnaître des formes dans le ciel. C'est un comble pour une personne qui tire ces pouvoirs des astres eux-mêmes.
Mes réflexions s'interrompirent lorsque je constatai qu'une des étoiles brillait plus intensément que ses sœurs. Le sable écorcha la peau de mes coudes tandis que je pris appui pour me relever. L'étoile grossissait à vue d'œil, suivant le rythme frénétique des pulsations de mon cœur qui s'emballait. Elle ressemblait désormais à une version miniature de la lune. Celle-ci restait stoïque face au changement qui s'opérait dans sa voûte céleste. Les étoiles proches du disque furent englouties, intensifiant la lumière à mesure que le cercle s'élargissait. La clarté qui s'échappait de ce nouvel astre chassa l'obscurité, m'obligeant à protéger mes yeux habitués aux ténèbres de la nuit.
Que devais-je faire ? La tentation de courir me réfugier au sein du palais m'attira. Pourtant, comme hypnotisée, je restai plantée sur ma dune à observer cet étrange phénomène. Plus puissant que les rayons du soleil, l'éclat du cercle m'aveugla. Au plus profond de mon être, je pressentis venir la fin de ma longue nuit.
Le sol se mit à trembler. Au loin, un fracas assourdissant se répercuta en écho dans le désert silencieux. Je chancelai, les grains de sable se dérobèrent sous mes pieds et m'emportèrent dans une glissade jusqu'à la base de la dune. J'étais mortifiée. À travers mes paupières closes, j'imaginais ma prison sous un soleil lumineux. Ce rêve maintes fois désiré, se produisait à présent et le voir se réaliser m'était impossible. Pire, cela m'effraya. Les secousses continuèrent plus fortes que les précédentes.

Mon monde s'écroule, pensai-je. La mort approche.

Étrangement, cette pensée me rassura. Mourir ou servir, mon choix était vite fait.
Ma chute interminable me plongeait-elle au cœur de ma geôle ? Mes mains cherchaient désespérément une prise. Le sable devenu brûlant glissait entre mes doigts comme de l'eau de roche. Je hurlai de désespoir, mais mon cri se perdit dans le vacarme qui s'amplifiait tandis que j'approchais... de quoi au juste ? De la fin ?
Mes yeux s'ouvrirent brièvement pour trouver une planche de salut. La sensation de brûlure due à la luminosité du cercle me força à plisser les yeux. Je pus tout de même constater deux choses avant d'être engloutie par l'énorme trou noir apparu à mi-chemin du palais et de la dune. La première, chose que je pensais improbable, le coffret maudit exauça un de mes vœux : voir ma demeure resplendir sous un soleil éclatant. La seconde étant que la bâtisse s'écroulait devant moi. Que quoiqu'il advienne, je n'aurais plus de maison.
C'est sur cette vision cauchemardesque que la brèche m'aspira.

D'or et de platineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant