Chapitre 19 - ASTRID

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23 janvier

Je n'ai pas dormi de la nuit, je constate lorsque mon téléphone sonne à sept heures trente du matin. Le prénom d'Auguste s'affiche sur l'écran et je me force à décrocher.

— Allô ?

— Bonjour, fait mon acolyte de sa voix grave, je ne te dérange pas ?

Je regarde les trois livres empilés sur ma table de chevet, ma seule activité nocturne, puis reporte mon attention sur Auguste.

— Pas du tout.

— Parfait. Je suis en bas de ton immeuble, j'ai acheté des croissants.

Un drôle de sentiment naît dans ma poitrine. Comme une bulle de savon qui englobe mon coeur, douce et brillante. Je déglutis.

— Je t'ouvre, viens.

Je mets un peignoir par-dessus mon pyjama et mes pantoufles en fourrure, puis tends l'oreille pour entendre les pas de mon acolyte dans l'escalier. Il toque doucement à la porte et me sourit quand je lui ouvre. Ses cheveux bouclés forment des frisottis sur tout l'ensemble de son crâne, mais ses yeux bruns pétillent derrière ses lunettes. Son expression s'affaisse un peu quand il découvre mes poches sous les yeux et ma dégaine.

— Tu dormais ? demande Auguste.

— Non. (je m'efface pour le laisser entrer) Viens.

Je sens ses yeux dans mon dos quand j'allume la cafetière. Il prend la tasse que je lui tends avec un air impassible mais je sais qu'il m'observe. Il s'assoit nonchalamment sur l'une des chaises de la cuisine puis ouvre le sachet de viennoiseries. L'odeur des croissants envahit la pièce et mon estomac commence à ronchonner.

— Tu es prête pour notre entrevue avec Rosaline ?

Cette question, je me la suis posée une centaine de fois durant ma nuit blanche. Au fond de moi, je sais très bien que je ne pourrais jamais me préparer à ce qu'elle veut nous révéler. Sur Igmun, cette femme que j'aime tant, et sur le passé bien sombre de la famille Delatorre.

— Non. Et toi ?

— Non plus. (il soupire) Je ne fais pas partie de cette famille mais cela n'augure rien de bon si ta belle-sœur a demandé à ce que tu viennes.

— J'ai peur.

Le dire à voix haute est semblable à un saut sans parachute depuis un hélicoptère. C'est... vertigineux. Effroyable. Terrifiant. Mais d'une certaine façon, l'avoir formulé autrement que dans mon esprit me rassure, m'ancre dans le réel. Toute cette situation est donc bel et bien un véritable cauchemar qui ne disparaît pas dans la nuit. Non, celui-ci est permanent, même les yeux ouverts et j'ai peur de ne jamais m'en sortir. De ne jamais m'extirper de ce monde sans lumière.

Gus se lève et s'approche de moi. Il se penche puis m'enlace. Cette proximité est si troublante que pendant un instant, je ne fais rien d'autre que de respirer. Au bout de deux minutes, je pose mes mains sur son dos et niche mon nez dans son cou. Son parfum emplit mes narines, comme un repère, et mes sens se détendent avec cette odeur familière. Je ne sais pas exactement pourquoi il fait cela mais je me sens un peu mieux. Ses cheveux me chatouillent les joues, je réprime un sourire. Le premier depuis la veille. Cette pensée me serre le cœur.

— Ça va ?

Sa voix de velours me fait frissonner.

— Oui, je chuchote en retour, merci.

Je me rends compte qu'il a autant besoin de cette étreinte que moi. Ces derniers jours n'ont pas été faciles. Auguste a porté mon poids en plus du sien sans se plaindre, comme si cela allait de soi. Il a toujours été là, un phare dans ma tempête intérieure, alors que lui-même vivait les mêmes choses. Cette pensée me fait l'enlacer plus fort, pour témoigner de ma reconnaissance et lui dire que moi aussi, je suis là. Je serai son phare puisqu'il est le mien.

Nous nous agrippons l'un à l'autre, son bras passe en-dessous de mon aisselle pour me serrer contre lui, ma main se glisse dans ses cheveux, nos respirations se synchronisent telles deux bourrasques qui balayent ensemble l'angoisse et la peur. Je passe mes deux jambes de chaque côté des siennes puis nous restons ainsi. Le temps s'écoule lentement, ou rapidement, je ne sais pas. Tout ce qui m'implante dans cette réalité est notre étreinte, notre refuge à ces violentes émotions qui nous hantent. Mais à cet instant, elles sont loin. Seul Gus existe.

Doucement, il recule la tête et nos yeux se croisent. Les siens sont noirs, ses lèvres tremblent. Je libère une de mes mains pour caresser sa joue. Ce contact le fait frémir.

— Je suis là, je murmure, je suis là.

Auguste semble avoir lâché prise. La dernière fois que je l'ai vu aussi secoué, sa mère venait d'annoncer son cancer. Il a passé toute une semaine au manoir d'Igmun, peut-être pour fuir la dure réalité de son foyer. Si la journée, il prétendait aller bien, la nuit, tout le monde entendait ses pleurs.

— Je suis là, je répète.

Petit à petit, son visage se détend et se décrispe. Il ferme un instant les yeux, comme pour chasser les derniers démons, et me sourit. Un sourire timide, signe que la tempête est passée. Nous nous observons encore quelques secondes, avant de nous séparer.

— Merci.

Il se redresse, je fais de même, et il va s'asseoir en face de moi. Son air est lointain, vague, je me tais. Nous sommes tous les deux dans notre bulle, mais cette fois-ci, les souvenirs et les cauchemars ne sont pas prédominants. Non, elle est sereine, douce, protectrice.

Enfin, Gus lève les yeux.

— Je suis désolé...

— Ne t'excuse pas, je le coupe, tu as le droit de craquer. (puis je souris) Je te dois bien ça.

Son visage se durcit.

— Tu ne me dois rien, déclare Gus d'une voix ferme, j'ai décidé de t'accompagner, de t'aider et ce, de mon plein gré.

— Mais ce n'est pas équitable, je réplique, un duo se doit d'être équilibré et je veux être autant présente pour toi que tu l'es pour moi.

— Je n'ai pas besoin de...

— Si. Bien sûr que si.

Gus soupire. Un sourire amusé éclot sur ses lèvres et je sais que j'ai gagné.

— D'accord, cède mon acolyte.

Fière de moi, je grignote mon croissant sans réprimer mon rictus de triomphe sur les lèvres.

Une demi-heure plus tard, je suis habillée, coiffée et prête à conquérir le monde. Auguste me détaille, puis se détourne mais j'ai le temps d'apercevoir ses yeux qui pétillent. Les joues rouges, je passe la porte de mon appartement et rejoint mon acolyte en bas de l'immeuble.

Le silence dans la voiture n'est pas pesant ou lourd. Au contraire, quelque chose s'est débloqué entre nous, où nous n'avons pas besoin de dialoguer pour se comprendre. C'est doux, contemplatif.

La maison de Rosaline apparaît devant nous et je retiens mon souffle. Nous allons avoir toutes les réponses à nos questions.

Jusqu'à trouver le meurtrier, du moins.

Nous sortons de la voiture puis montons l'escalier qui mène à la porte principale. Mon regard se porte sur une poubelle éventrée qui, avec le vent, est sortie du container. Les sourcils froncés, j'avance jusqu'à elle. Une poudre écrue s'échappe du sac, venant directement d'un récipient en verre. Je m'accroupis, en alerte, et lis la bouteille.

Cyanure.

Non.

Mon cœur tambourine dans mon corps. Le sang fuse dans mes oreilles, j'ai envie de vomir. Un seul regard à Auguste suffit pour qu'il me rejoigne. Ses yeux s'écarquillent en voyant le contenu de la poubelle et il devient livide.

— Astrid ?

Une voix familière surplombe le chaos dans mon esprit. Quand je me retourne, Elias me dévisage depuis la porte. Son expression est hagarde, perdue, je lis du regret dans ses yeux.

— Mais qu'est-ce que tu fais là ?


Le Bouquet de Fleurs FanéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant