2 janvier
Le soleil perce les nuages et réchauffe mes doigts gelés contre le pommeau de mon parapluie. Mes yeux sont orientés vers le sol, mon esprit est focalisé sur les tendres brins d'herbes du cimetière. Je ne peux pas.
Le temps est clément, beaucoup trop pour ce genre d'événement. Si la météo devait correspondre à mon humeur, le monde serait pluvieux. Orageux, même. Mais à cet instant précis, je regarde le cercueil d'Igmun recouvert de centaines de roses que j'ai moi-même commandées pour l'occasion.
C'est sa fleur préférée. C'était, me corrige ma conscience.
Igmun aurait détesté l'organisation de son propre enterrement. Elle aurait critiqué le jour, l'affreuse couleur brunâtre du bois, ou ordonné une musique plus entraînante pour la mise en terre de son cercueil. Nos regards se seraient croisés, elle aurait souri. Son sourire était angélique, presque malicieux. Ses doigts auraient recoiffé ses boucles blanches avec coquetterie avant de donner un coup de canne à ses enfants pour les gronder de lui avoir organisé de si fades funérailles.
J'essuie une larme qui roule sur ma joue.
Igmun me manque chaque jour. Son décès a été brutal, inattendu. Violent, pour moi.
Du coin de l'œil, j'aperçois le policier qui m'a interrogé le jour suivant sa mort. La casquette légèrement abaissée, il se tient en retrait pour ne pas gêner la famille en deuil. Sa présence n'est pas un hasard ; je lui ai demandé de venir.
— Pourquoi ? s'est-il étonné, la lumière tamisée de son bureau cachant son expression.
— Igmun Delatorre a été assassinée. J'en suis persuadée.
Le policier n'a pas paru surpris. Sa main a recouvert la mienne.
— J'ai déjà entendu cela, vous savez, m'a-t-il dit d'une voix douce.
Mon corps s'est instantanément raidi quand j'ai compris qu'il ne me croyait pas. J'ai enlevé ma main et me suis penchée en avant.
— Qu'a révélé l'autopsie, monsieur ? Igmun a ingéré du cyanure. Elle avait toute sa tête et je doute qu'elle l'ait pris en pleine connaissance de cause.
— Or, ce n'est pas cela qui l'a tuée, mademoiselle Delatorre. Votre mère adoptive était allongée sur le sol quand vous l'avez retrouvée, le crâne en sang. Il s'agit d'un accident.
Un accident ? J'ai serré les poings.
— Igmun souffrait de maux de tête et de fatigue, symptômes typiques du cyanure. Ce poison conduit au coma puis au décès. Aucun objet n'a été trouvé qui correspond à la plaie sur sa tête ! Vous n'en déduisez pas qu'il s'agit d'un meutre ?
Le policier a pincé les lèvres. Je lui faisais très clairement perdre son temps mais je m'en fichais. Il a soutenu mon regard quelques secondes puis a soupiré.
— Très bien, a-t-il déclaré, je serai là. Mais le coupable ne se montrera pas, Astrid.
Je me suis contenté de me lever et de quitter les lieux.
Une main sur mon épaule me sort de ma torpeur. Deux yeux bruns me fixent à travers des lunettes à la monture noire et carrée. Le visage pâle, vêtu élégamment, Auguste s'approche de moi avec prudence, comme s'il appréhendait un chaton blessé. Il se positionne derrière moi, juste assez pour que son corps soutienne le mien, et je sens son souffle réchauffer les racines de mes cheveux.
— Je suis désolé d'être en retard, me souffle mon assistant.
Je secoue la tête en silence, et nous contemplons tous les deux la nouvelle maison d'Igmun.
Auguste et moi faisons une trêve. Avec les récents événements, il est presque devenu un ami, un regard qui me voit flancher quand je prétends que tout va bien. Au-delà de son poste, Auguste a pris l'habitude de m'amener une tasse de café toutes les deux heures, de vérifier d'un seul coup d'œil si je tiens le coup. Bien que nous ne serons jamais de grands amis, son soutien me donne la force pour continuer d'avancer.
Je n'ai encore parlé à personne de mes soupçons. Mais je sais qu'Igmun n'est pas morte de vieillesse ou de maladresse. Non, quelqu'un l'a tué.
Dans la poche de mon manteau se dresse une liste, toute chiffonnée à force de la triturer, de tous les suspects potentiels. Les premiers sont Robert et Rosaline, puis quelques membres du personnel chargés de s'occuper d'Igmun. Toute la maisonnée est venue à l'enterrement, tapotant de temps en temps leurs yeux avec des mouchoirs, le visage crispé de chagrin.
Qui a assassiné Igmun ? Est-ce Robert, mué par l'alcool ? Rosaline et ses dangereux contacts ? Cecily? Marjorie ?
Ma mère adoptive n'était pas appréciée par sa famille, ce fait est connu. La presse qualifie même ses deux enfants de "pommes pourries de l'arbre resplendissant". Terme qui, je l'avoue, m'a bien fait rire.
Je jette un coup d'œil aux intéressés, au premier rang, habillés d'une tenue de deuil impeccable. Rosaline porte un chapeau muni d'un voile en tulle, Robert une rose rouge à la boutonnière. Ils n'ont pas parlé de toute la cérémonie, s'enfermant dans un mutisme commun. Toute personne ne connaissant pas ces deux-là penserait qu'ils éprouvent une profonde tristesse suite à la disparition de leur mère adorée. C'est faux. Moi je le sais.
Lorsque je suis arrivée dans l'immense manoir Delatorre, Robert et Rosaline, mes aînés de plus de vingt ans, m'ont immédiatement reléguée au rang de "parasite". Aucun regard, aucune parole, que de l'ignorance. J'ai très vite remarqué que Robert ajoutait quelques gouttes de whisky dans son café puis, plusieurs semaines plus tard, des petites fioles préalablement dosées. Rosaline, dont la beauté illuminait la pièce, était toujours renfrognée, craintive. Igmun était au courant, bien sûr, mais le problème ne venait pas d'elle.
Je n'ai jamais compris ce qui a entraîné la déchéance de cette famille. Pourquoi Igmun a fermé les yeux aussi longtemps sur l'étrange comportement de sa fille ou l'alcoolisme de son fils, les laissant dépérir sans espoir.
Au fur et à mesure des années, cette profonde froideur s'est transformée en haine malgré leur mariage respectif et la naissance de Cecily. Les repas sont devenus rares, les visites inexistantes. L'hypocrisie fut le fil conducteur des dîners importants, des anniversaires où je n'avais pas le droit d'assister. Robert m'a toujours répété que je n'étais pas une véritable Delatorre et que je ne le serais jamais.
— Ne t'attends pas à une miette de l'héritage, a-t-il sifflé lorsque j'avais quatorze ans.
Mon cœur se serre dans ma poitrine. Bien sûr, je n'attends rien d'Igmun. Elle m'a déjà offert le plus beau des cadeaux en m'adoptant après la mort de mes parents.
— Tout va bien ? murmure Auguste près de mon oreille.
— Oui, je réponds, m'apercevant que c'est la première fois que je parle depuis le début de la cérémonie.
— Elias vient d'arriver.
Je regarde mon frère jumeau serrer la main de Robert, le visage ravagé par les larmes. Rosaline ne lui accorde qu'un maigre hochement de tête qu'Elias ignore. Ça ne s'est toujours pas arrangé entre eux.
Je pensais naïvement que si Elias avait réussi à se lier d'amitié avec Robert, je me rapprocherais de Rosaline de la même façon. Mais j'avais tort.
— Je n'irai pas les saluer, j'ajoute, anticipant la réaction de mon assistant, ce n'est pas le moment.
— Comme tu voudras.
Elias croise mon regard. Il esquisse une grimace qui me donne envie de pleurer et je le salue de la main. Ne craque pas, ne craque pas, ne craque pas.
La seule personne qui m'a toujours respecté est morte. Assassinée.
Je baisse la tête. Igmun n'a côtoyé que ses enfants, moi et le personnel les derniers jours précédant son décès. Ce qui raccourcit considérablement la liste des suspects.
Je trouverai le coupable. Pour elle, pour Igmun.
Je lui dois bien ça.
VOUS LISEZ
Le Bouquet de Fleurs Fanées
Misterio / SuspensoAstrid est une jeune éditrice au passé tumultueux ; à la mort de ses parents, elle est adoptée par Igmun Delatorre, une riche femme avec qui elle s'entend très bien. Mais quand celle-ci est assassinée le jour de son anniversaire, la jeune femme n'a...