A la morgue

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Le légiste rangeait précautionneusement ses instruments par ordre d'utilisation dans le processus d'autopsie, tandis que son nouvel assistant nettoyait le chariot chirurgical, lorsque les deux enquêteurs frappèrent à l'unique porte du bureau de médecine légale.

Celui-ci était plutôt spacieux, mais l'absence de fenêtres procurait une légère sensation d'étouffement à Jack, qui, depuis un évènement survenu dans sa prime jeunesse, était devenu passablement claustrophobe. L'endroit était couvert de faïence blanche pour ainsi dire du sol au plafond, si ce n'est sur un mur dans lequel se trouvaient les caissons où reposaient les corps avant leur enlèvement par les pompes funèbres.

La salle d'examen se trouvait pour une fois éclairée comme à Buckingham Palace, et cette impression était sûrement accentuée par la blancheur du décor, mais il y faisait toujours « aussi froid que pour geler les boules d'un singe en laiton », comme le disait souvent Jack durant les longs et rigoureux hivers londoniens, ce qui ne manquait pas de faire rire Sherwood. Comme quoi, il avait parfois un peu d'humour, en fin de compte. Ça signifiait qu'il n'était pas complètement irrécupérable !

Toujours aussi minimaliste et bien rangé, aseptisé et funèbre – ce qui concordait parfaitement avec le climat frisquet qui y régnait – le lieu procurait au célèbre enquêteur maniaque une intense satisfaction, comme le bon vieux fou du rangement bourré de troubles obsessionnels compulsifs qu'il était. Le mur de portes chromées et les chariots chirurgicaux rutilaient, tout était à sa place.

Jack observa, comme à chacune de leurs visites, la seule petite touche d'originalité, tout du moins la seule chose personnelle de la morgue, une reproduction d'un Rembrandt où l'on distinguait un groupe d'hommes assistant à une autopsie. Cela, en quelque sorte, égayait cet endroit sinistre, et tout à la fois donnait un indice ou un avant-goût sur ce qui s'y passait.

À chaque fois qu'il s'y rendait, Jack, stoïque, souffrait silencieusement le martyre. Non seulement de claustrophobie puisqu'il ne pouvait pas voir l'extérieur de la morgue, à cause de la pièce basse de plafond et dépourvue de fenêtres, ce qui lui donnait l'impression qu'elle allait l'écraser, mais aussi de son hyperacousie qui y faisait des siennes. La configuration des lieux, en sous-sol, s'apparentait à une cave qui possédait une acoustique particulière. Ainsi le moindre petit bruit produisait un écho tonitruant, un vrai calvaire pour son audition ultrasensible.

Lord Alastair faisait tinter sans vergogne ses instruments sur le plateau métallique à chaque manipulation sur le corps de la victime, apparemment indifférent à ce tintamarre et aux grimaces du détective. Aux oreilles du médecin, cela ressemblait à coup sûr à une douce musique de chambre, tandis qu'à celles de ce pauvre Jack, cela équivalait à subir un concert de casseroles dissonantes et suraiguës en fa mineur tambourinées par des pics à glace, directement au cœur de son cortex auditif. Il sentait presque ses tympans saigner. Sans oublier son hyperosmie qui lui conférait l'odorat d'un chien truffier, comme avait coutume de le qualifier son acolyte. Cela pouvait autant le servir qu'être un supplice de plus pour le pauvre Jack.

Les deux collègues scrutèrent d'un œil presque fébrile (toutefois pas pour les mêmes raisons) la table d'autopsie, sur laquelle reposait un corps, par chance recouvert d'un drap blanc. Éclairé par le plafonnier dont émanait une lumière blafarde et vive, accentuée par son reflet dans les façades des casiers mortuaires, la scène en était éblouissante, d'aucuns auraient pu y voir une apparition presque divine.

Le légiste avait eu l'extrême obligeance de couvrir le corps juste avant de leur ouvrir la porte, de façon à ne pas trop les incommoder. Cela n'avait pas été le cas lors de leurs dernières visites, où ses « patients » exposaient à la vue de tous, au choix : boyaux déployés, foie luisant, estomac rebondi d'un ultime repas, organes génitaux, ou encore cerveau aux circonvolutions sanglantes, fraîchement sortis de sa cavité. Et l'un de nos amis s'en fut trouvé souvent bien indisposé, la corbeille s'en souvient encore...

« Messieurs, bienvenue dans mon antre ! Que puis-je faire pour vous ? » les salua Alastair d'un ton affable.

« Bien le bonjour, doc », répondit familièrement Jack d'un ton enjoué, tenant un mouchoir devant son nez extrêmement délicat. Il ne considérait pas le légiste comme un ami, c'était toutefois une relation de travail de longue date. Ils se côtoyaient depuis quelques années maintenant. « Alors, ce dernier corps, qu'est-ce qu'il raconte ? » poursuivit-il sur un ton presque désinvolte, qui ne laissa personne dupe.

« Plus grand-chose, voyez vous-mêmes ! » répliqua le légiste en levant d'un geste vif le drap, comme un magicien dévoilerait son assistante lors d'un tour de passe-passe,  découvrant le visage du défunt. « J'ai bien peur qu'on ait encore affaire à un décès par cause de cœur brisé. Crise cardiaque. »

« Quel poète vous faites, doc ! » fit Jack dans une moue mi-amusée, mi-dégoûtée.

« Incroyable, le nombre de crises cardiaques dernièrement, non ? » nota Sherwood sur un air faussement étonné. Un vrai rôle de composition, digne de l'Académie d'Arts Dramatiques de Londres, mais elle n'avait pas encore été fondée à cette époque. Cela viendrait près d'une vingtaine d'années plus tard.

« En effet, on en compte de plus en plus. Ce sont les ravages de la vie sédentaire... répondit Sir Alastair. Enfin, poursuivit-il, j'entends par là que ce monsieur ne travaillait pas à l'usine, mais plutôt derrière un bureau, et qu'il devait abuser de la bonne chère ! Les mains douces, peu de corne aux pieds, une coiffure élégante et rafraîchie il y a peu, il va de soi que ce monsieur était d'un milieu favorisé, expliqua-t-il. Oh, et il avait une belle cirrhose et un estomac bien rempli. »

« Avez-vous relevé quoi que ce soit d'anormal, Sir ?  D'ailleurs, doit-on vous appeler Sir ou docteur ? » demanda Jack, toujours respectueux des titres et grades.

« Docteur, ça ira bien. Non, j'ai bien peur que ce soit une mort tout ce qu'il y a de plus naturelle, bien qu'il ait contribué lui-même à son décès prématuré... ! Trop de roast-beef et de scones à la crème ! » répondit le légiste.

« Bien ! fit Sherwood d'un ton sec. Qu'est-ce qu'on fait encore ici ? Wilson, allons-y. »

« Dites, Sir. Hum, docteur, se corrigea Jack aussitôt, pourrais-je avoir un mot avec vous ? Seul ? sollicita Jack après un court silence. Rien à voir avec l'affaire, Sherwood ! J'ai besoin d'un avis médical pour... une chose qui me regarde, bafouilla-t-il enfin. Ça ne prendra que quelques instants. Je vous rejoins dehors dans une minute ! Rassurez-vous, ajouta-t-il devant la moue inquisitrice de son comparse, je vais bien ! »

Sherwood sonda son visage empli de gêne et d'un... je-ne-sais-quoi, comme on dit en France. Étrange. Très étrange, pensa-t-il aussitôt. Depuis quand ce bon vieux Wilson avait-il besoin d'intimité ? Il avait été en pensionnat toute son enfance, puis avait fait son armée et donc avait cohabité étroitement avec pléthore de camarades masculins. Et il était son colocataire depuis maintenant quelques années. Il n'avait jamais eu grand besoin d'intimité, il l'aurait forcément remarqué... Très étrange !

Gentlemen bouchersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant