Une couette dispendieuse

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Liam se leva en fin de matinée. Il se couchait souvent très tard en ce moment, car il avait du boulot par-dessus la tête – et puis il fallait admettre qu'il procrastinait beaucoup. Il se laissait aller, l'esprit happé par les contenus que lui diffusait en continu son partnEar. Certes, il accueillait complaisamment ces prétextes qui lui étaient servis sur un plateau, content de repousser le moment de se mettre au travail ; néanmoins, conscient du prix auquel il achetait ces heures de sursis, il se sentait toujours un peu plus grignoté par l'anxiété.

Quand il s'éveilla enfin, ses stores étaient ouverts depuis deux heures déjà, mais la fatigue avait remporté son combat contre la lumière ; celle-ci n'était pas parvenue à le sortir de son sommeil. La douce musique du réveil était diffusée pour la troisième fois seulement, son partnEar ayant attendu qu'il fût à nouveau dans une phase de sommeil léger pour la mettre en route. Il s'étira et mit quelques minutes avant de sortir du lit. La musique laissa alors place à « Quelle histoire ! », une émission d'histoire contemporaine. Il jeta le Caffélo froid qui attendait depuis deux heures, puis se regarda dans le miroir. « Scan terminé, veuillez-vous peser maintenant », prononça son partnEar. Mais Liam ignora la recommandation : son attention était absorbée par l'action qui se déroulait dans un coin de son miroir. L'émission venait d'être coupée par une page de publicités : un avatar de Liam explorait le début du siècle, regardant son environnement avec perplexité, répétant sans cesse « il manque quelque chose... ». Il passait à côté d'une vieille voiture à essence conduite par un humain, d'une route sur laquelle reposaient quelques détritus sans qu'aucun robot de nettoyage ne se précipitât pour les nettoyer, d'un parterre de fleurs sans arrosage automatique, et chaque fois, il s'arrêtait, regardait la scène en fronçant les sourcils, et émettait la même remarque. Finalement, un livreur s'arrêta à côté de lui pour lui tendre un EnergyDay choco-caramel : « C'est ce que vous cherchez, monsieur ? ». La contrariété fondit alors sur le visage de l'avatar de Liam, laissant place à un sourire ravi : « Merci, c'est exactement ça ! ». Il goûtait l'EnergyDay et levait les yeux au ciel, visiblement comblé. D'autres publicités s'enchaînèrent, emmenant Liam dans de nouveaux univers, jusqu'à ce que le jeune homme s'aperçût de l'heure. Subitement arraché à sa torpeur, il cligna les yeux à plusieurs reprises, ronchonna contre lui-même, et se dirigea vers le salon d'un pas hâtif. « Bon, il faut que je me dépêche ! » s'exclama-t-il. Son partnEar lui rappela qu'il fallait se peser, mais il rejeta le conseil :

« Je n'ai plus le temps pour les exercices ce matin, ces satanées publicités m'ont encore fait perdre du temps. Tant pis, peut-être ce soir.

- Pratiquer une activité physique régulière permet de limiter les maladies cardio-vasculaires. N'oubliez pas de déjeuner. Manger à heure fixe permet de maîtriser...

- Bien sûr que je  vais manger. J'ai faim donc oui, je vais manger, je n'ai pas encore besoin d'une machine pour y penser ! »

Liam venait de se souvenir qu'il avait sa déclaration d'impôts à programmer de toute urgence. Bien sûr, c'était son assistant administratif intelligent qui s'en chargerait mais, pour que ce dernier n'omît aucun détail, Liam devait lui transmettre quelques données et justificatifs. Il se mit donc à chercher frénétiquement parmi tous ses documents. Quand il eût enfin fini, in extremis, et transmis le nécessaire à son assistant, il s'écroula sur le canapé avec un SOoCaramel, et se mit à le grignoter en écoutant son émission avec attention. « C'est votre dernier SOoCaramel. J'en commande deux nouvelles boîtes », annonça son partnEar. Liam était tranquille ; il avait prévu de profiter de son après-midi libre pour aller se promener. Etant donné la chaleur, il lui fallait mettre son Adapt'Vêt, dont la fonction rafraîchissante lui permettrait de tenir plus d'une demi-heure sans cuire. Mais quand il l'eut revêtu, il s'aperçut que la fonction rafraîchissante ne fonctionnait plus. Le jeune homme poussa un soupir de lassitude, pesta contre son vêtement, et se résolut à commander une voiture pour se rendre au Labège Store. « Dire qu'il y a des gens qui ne peuvent même pas s'offrir un Adapt'Vêt, soupira-t-il. Mais comment font-ils ? ». Il avait entendu la veille une historienne expliquer à ce sujet qu'au début du siècle, dans les années 20, les scientifiques insistaient sur l'importance d'adapter les conditions de travail au réchauffement climatique : ne plus travailler aux heures chaudes, ne plus imposer aux gens le port des costumes, etc. Soixante-dix années plus tard, on ne pouvait que constater que rien n'avait été fait en ce sens. Maintenant que de nombreux bureaux et domiciles avaient été équipés de système de climatisation et que des vêtements réfrigérants avaient été mis sur le marché, le problème semblait résolu. Mais il ne l'était pas, pour tous les invisibles qui étouffaient de chaleur dans les rues de la ville, dans leurs complets noirs et gris premier prix. Car les clients de la plateforme FELink venaient chercher sur l'application une main d'œuvre de qualité, c'est-à-dire, évidemment, bien habillée.

La Révolte des VivantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant