La première feuille du dossier était une simple fiche patient, la suivante était une page blanche. Marie Pierre récupéra son stylo plume, le déboucha, et ancra son regard dans celui de Lionel.
— Commençons par le commencement, comment allez-vous ?
— Moins bien qu'hier, mais toujours mieux que demain.
— Vous voulez en parler ?
— Pas vraiment.
Nouveau soupir. Elle reboucha son stylo et le rangea avant de croiser les mains au-dessus du classeur. Ce geste n'était pas anodin, elle venait de lever un bouclier mental le temps de chercher des arguments.
Lionel haussa un sourcil. Il était surpris de la voir reposer son stylo aussi tôt dans la conversation. D'ordinaire, elle tentait encore trois ou quatre questions sur sa réintégration, ses souvenirs, son moral. C'est seulement une fois toutes ses munitions épuisées qu'elle posait les armes pour lui asséner le coup de grâce. Un discours poignant sur l'importance de libérer la parole, de s'ouvrir à elle. Pas seulement pour le plaisir de parler, non, mais pour se donner les moyens de comprendre, d'accepter et de refermer les blessures du passé.
Malgré son manque de coopération, Lionel avait beaucoup de respect pour elle. Les flics de passage dans ce bureau collectionnaient les traumatismes comme un gosse collectionne les Panini. Les écouter geindre toute la journée devait nécessiter une grande force de caractère.
Lionel vit les épaules de la psychologue s'affaisser légèrement. C'était un signe aussi subtil que parlant. Elle avait abandonné. Peut-être allait-elle enfin lui lâcher la grappe. Lionel attendait avec impatience sa prochaine tirade.
— J'en ai ma claque, lâcha-t-elle.
Toute trace de miel avait disparu de sa voix. Elle n'avait jamais été aussi incisive. Si Lionel jubilait, il n'en montra rien. Elle regarda le classeur et passa son doigt sur les lignes de la première page.
— Le cartel a été démantelé en... août, l'année dernière. Et vous avez été mis à pied deux mois plus tard, en octobre.
Elle marqua une pause pour réfléchir.
— En comptant octobre, ça fait six mois maintenant que vous venez ici, deux fois par mois, pour ne rien dire. Vous croyez que ça m'amuse ? Que je vous donne rendez-vous juste pour vous emmerder ? s'emporta-t-elle.
Lionel ouvrit la bouche, mais elle leva un index et le fusilla du regard.
— Stop ! C'était une question rhétorique, gardez vos sarcasmes pour vous, monsieur Tillman. Vous savez ce qu'il va se passer si ce classeur reste vide ?
Lionel ne broncha pas. Il n'était pas bien sûr de la présence de rhétorique ou non dans cette dernière question.
— Répondez ! ordonna-t-elle.
La fureur qui animait la psychologue en cet instant le dissuada de la taquiner. Il se contenta de secouer la tête de gauche à droite.
— Vous serez déclaré inapte à toute forme de réintégration sociale, puis interné dans un centre.
— Tout ça à cause d'un malentendu, soupira Lionel.
— Un malentendu qui aurait pu coûter la vie à un de vos coéquipier, monsieur Tillman, ne l'oubliez pas.
— Absolument pas, pouffa Lionel. Je savais très bien ce que je faisais.
— C'est peut-être ça, le problème.
Lionel grinça des dents. L'envie de l'envoyer paitre le démangeait, mais ce n'était pas dans un asile qu'il réussirait à arrêter le Vautour.
Marie se massa les tempes du bout des doigts en effectuant de petits cercles concentriques. Quelque chose d'autre la tracassait.
— Sachez que j'ai des comptes à rendre, moi. Lorsque j'ai vu votre cas, j'étais convaincu que vous étiez apte à la vie en société. C'est la raison pour laquelle on m'a confié votre dossier. Si je n'apporte pas la preuve d'une quelconque amélioration...
Elle soupira derechef avant de refermer le classeur et de le ranger. Elle n'avait pas simplement abandonné, elle était effondrée.
— Finissez votre phrase.
— Allez-vous en Lionel, demanda-t-elle d'une voix à peine audible.
— Finissez votre phrase, et je m'en vais.
— Parce que mon sort vous intéresse maintenant ? Quelle ironie, lâcha-t-elle avec une voix cinglante.
Ses yeux lançaient des éclairs. Lionel balaya la remarque d'un battement de cil et attendit patiemment qu'elle réponde.
— Très bien, capitula-t-elle. Si je n'apporte pas la preuve d'une quelconque amélioration, je me ferais remercier. Pour l'instant, je ne suis qu'une psychologue libérale. Vous étiez mon billet pour entrer dans le SSPO*. Il faut croire que j'ai misé sur le mauvais cheval, ironisa-t-elle avec un faux sourire.
Une vague de culpabilité submergea Lionel. Depuis le début, il n'avait pensé qu'à sa petite personne. Il ignorait qu'elle ne travaillait pas encore officiellement pour les services de police. Il espérait seulement la pousser à bout pour qu'elle abandonne, sans jamais imaginer que cela pourrait avoir le moindre impact sur sa carrière.
Quel piètre profileur il faisait là ! Il commença à serrer et desserrer les mâchoires tout en se fustigeant mentalement de son incompétence.
— Pourquoi est-ce que vous n'avez pas commencé par là ? marmonna-t-il dans sa barbe.
— Parce qu'il ne s'agit pas de moi, mais de vous.
« Évidemment » pensa-t-il en roulant les yeux.
— Vous n'êtes pas fou, monsieur Tillman. Vous êtes un connard, mais vous n'êtes pas fou. Encore aujourd'hui, j'en suis convaincue.
Un immense sourire fendit le visage de Lionel. Que répondre à ça ?
— Je suis sincèrement désolé.
Elle lui sourit en retour et lança un regard machinal vers sa montre.
— Ce ne sont pas des excuses que j'attends de vous. Il nous reste une heure.
Lionel se repositionna dans le fauteuil et appuya ses coudes sur ses genoux.
— Bien, oublions les banalités du genre « comment ça va aujourd'hui ». Que voulez-vous vraiment savoir ?
*SSPO : Service de Soutien Psychologique Opérationnel.
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L'affaire Tillman
מתח / מותחןAprès 4 ans d'infiltration, Lionel Tillman parvient à démanteler un puissant cartel de drogue. Alors qu'il peine à tourner la page sur ces années sordides, un tueur en série surnommé « Le Vautour » apparaît dans la ville de Toulouse. Pour Lionel, ce...