Chapitre 6 : Gare de L'Est

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Furieuse ? Ce n'est pas assez fort pour décrire ce que je ressens sur l'instant. Oh que oui, je suis bien au minimum furieuse et à juste me regarder entrer dans l'enceinte de la grande gare de l'Est, cela ne fait aucun doute. Pourtant cette gare est sûrement le lieu parisien que adore fréquenter le plus. J'aime m'y perdre, flâner et observer les voyageurs qui arrivent par grappes et ceux qui semblent se sauver pour rejoindre une bouche de métro. J'essaie toujours d'imaginer leur vie, leurs amours, leurs emmerdes. J'aime aussi saisir des morceaux de conversation et tenter de deviner ce qui a pu faire naître ces mots-là.

Il y a quelques années, j'ai passé plusieurs jours armée d'un appareil photo afin d'immortaliser ce que j'aime dans cette gare. Des visages, des positions d'attente, des valises et même des détails d'architecture que l'on ne voit pas quand on fréquente la gare pour ce qu'elle est : un lieu de passage. Je ferai sûrement un jour quelque chose de ces centaines de clichés précieusement stockés et triés dans le disque dur de mon ordinateur. Je suis encore en contact avec des personnes que j'ai photographiées à l'époque, et je parle très souvent avec les commerçants les plus anciens de cet endroit en perpétuelle mutation.

Mais aujourd'hui tout est différent et c'est même d'ailleurs comme une véritable tornade de colère déchaînée que je sors du véhicule Uber pour presque courir vers l'immense entrée du bâtiment. Sans un regard derrière moi, la tête baissée et les poings serrés, je pousse la lourde porte du majestueux bâtiment comme s'il s'agissait d'un simple rideau et sans laisser le système automatique faire son travail.

Les hauts talons des escarpins que j'avais choisis pour ce rendez-vous résonnent avec force sur le sol carrelé du hall de la galerie marchande, exaltant plus encore mon énervement à chacun de mes pas. Un des serveurs de mon bar fétiche, tente de m'interpeller en me voyant passer. Rapidement, il se ravise. Visiblement, il comprend que je ne suis pas du tout d'humeur ni à boire un café ni encore moins à papoter avec lui, comme nous le faisons souvent. Il me connaît pourtant depuis des années et jamais je ne refuse un instant papotage avec lui autour d'un Mojito. Qu'il soit Virgin ou pas selon l'heure ou l'humeur, je peux être une véritable pipelette. David, c'est son nom, me regarde donc passer d'un air dubitatif et triste. Cela dit, après une fugace réflexion, il se réjouit presque intérieurement de la prochaine session de ragots. A la vue de ma silhouette, en mode démon, qui passe devant ses yeux, il y aura du lourd à raconter. Le Mojito se devra d'être un peu plus chargé qu'à l'accoutumé.

Malgré la situation, David sourit en prévision de notre prochaine rencontre mais, malheureusement, sans même un petit coucou de ma part aujourd'hui.

Là, je foule déjà le début du quai où m'attend mon train de retour. Sans m'en rendre compte, je bats sûrement mon propre record de vitesse, établi un jour de retard absolu, après un rendez-vous un peu trop endiablé qui avait un petit peu trop duré. Pas le temps et surtout pas l'envie de traîner aujourd'hui. Les gens, inconsciemment connectés à mon humeur, semblent s'écarter devant moi tellement il est évident que je ne m'arrêterai pas en cas d'obstacle. Toute collision serait d'ailleurs le déclencheur de quelque chose que je ne contrôlerais sûrement pas au vue de mon humeur. Donc comme le monde entier ne veut vraiment pas que cela se produise, cela ne se produira pas !

Le cornet de glace d'un jeune garçon est, miraculeusement, la seule victime de cette folle course à travers cette gare de l'Est pourtant bondée par les départs en vacance des juilletistes, comme les appellent les chaînes d'info. Mais, le temps que la boule de vanille, à moitié léchée, vienne s'écraser sur le sol en bitume et que les pleurs de l'enfant retentissent, je suis déjà loin. Je suis, même maintenant, largement hors de portée d'une éventuelle plainte des parents. C'est promis, je ne me suis rendu compte de rien. Je n'ai rien vu, ni l'enfant, ni la glace et encore moins la mère et le père. Ma tête est comme enveloppée d'un nuage noir de colère, mêlé à une sorte de rancœur que je n'ai encore jamais ressentie jusque-là. Je m'en veux à moi-même de me sentir aussi mal et cet état de culpabilité n'arrange en rien les choses. Ni mes parents, ni mes grands-parents, personne n'aurait reconnu cette Alice d'aujourd'hui, s'ils m'avaient vue traverser cette gare de cette manière.

Un bref instant, je pense aux bras chaleureux de Nicole, ma grand-mère. Elle seule aurait les mots justes pour me calmer et m'aider à relativiser la situation. J'aurais là, maintenant, tellement besoin de ses bras et de ses caresses dans mes cheveux, de son chocolat chaud et d'une de ses énormes tartines de confiture d'abricot dont elle a le secret.

Une fois arrivée sur le quai au niveau des contrôles de billets, je dois m'y reprendre une bonne dizaine de fois pour tenter de faire lire ce satané QR code affiché sur mon téléphone.

"Les lecteurs de ces bornes sont toujours si nazes." dis-je à haute voix en me retenant de ne pas crier tellement mon stress me fait perdre tous mes moyens.

Quand un agent, affublé d'un gilet rouge caractéristique du personnel de la SNCF, s'approche pour m'aider, j'aperçois son sourire sûrement né de la situation. Ce qui ne m'aide pas vraiment à me calmer, bien au contraire.

"Aidez-moi, vous là ! Au lieu de sourire bêtement", finis-je par lâcher à bout de nerfs. "Vos trucs de code ne marchent jamais. J'en viens à regretter les billets en papier même si ce n'était pas terrible non plus."

Je suis vraiment au bord de la crise de nerf et il est grand temps que le monde entier arrête de se liguer contre moi. Vraiment !! Ça devient urgent et impérieux même. Je ne me reconnais pas. Ce monsieur Lambert m'a vraiment heurtée bien au-delà de ce que je pensais pouvoir être possible.

L'interjection de ma voix ne souffre aucune espèce de résistance et le jeune homme, pris en faute, fait taire son sourire. Il s'approche pour prendre le téléphone et faire valider le QR code taquin. Mais cependant, c'est moi qui, tentant un ultime passage de l'écran de mon smartphone devant le capteur récalcitrant, finis par y arriver seule et je me fends d'un geste rapide de la main signifiant à la limace en rouge qu'il est maintenant trop tard et que je n'ai plus besoin d'être secourue.

L'agent ne se fait pas prier et s'arrête net. Il est très visible sur son visage qu'il est soulagé de me voir m'éloigner sur le quai numéro 31 tout en continuant à faire des gestes de mécontentement. La silhouette de la si douce Alice finit par disparaître dans le flot des voyageurs en direction d'une des voitures du TGV qui me ramène à Strasbourg.

"Je plains la personne malchanceuse qui va être la voisine à celle-là", dit l'agent à une collègue témoin malgré elle de la scène et qui s'est bien gardé d'intervenir.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 29, 2024 ⏰

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