Le Président et un Poney

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"Le monde se divise en quatre nations qui ont chacune leur Histoire, leurs traditions et leurs coutumes. Plusieurs guerres ont éclaté par le passé mais aujourd'hui la paix règne et les nations vivent en harmonie. C'est ce que vous pensez ? Vous faites erreur. A quelques centaines de kilomètres d'ici, dans la République Démocratique du feu, une guerre civile fait rage. Le sang d'innocents coule derrière nos frontières mais nous gardons les yeux fermés et nous profitons de nos petits privilèges. Quand vous vous plaignez du menu à la cantine, des enfants du feu meurent de faim. Ces enfants, ce sont nos frères et nos sœurs. Si vous étiez né à trois-mille-trois-cents kilomètres d'ici, vous ne seriez pas en train d'écoutez mon discours, vous éviteriez les balles des armes à feu. Certains ont tenté de fuir cet enfer, risquant leur vie dans des bateaux surchargés. Peu d'entre eux ont survécu à cette traversée. Ne pensez pas que ceux qui ont réussi sont sains et saufs. Ils arrivent dans le pays de l'eau, notre beau pays, où on les entasse dans des quartiers populaires. Ils n'ont droit à aucune aide mais au mépris des citoyens. A trois minutes d'ici, à Northia, des dizaines de foyer ayant connu la faim et la guerre tentent de subsister avec de maigres revenus et sans aucune considération de la part de l'Etat. Ils sont là depuis vingt, trente, quarante ans mais ne pourront jamais obtenir le titre de citoyen. Est-ce que vous trouvez ça normal ? Ce n'est pas mon cas et c'est pour cette raison que j'ai décidé de me battre sans relâche pour acquérir mes droits et, peut-être, un jour, devenir président."

Un silence s'installe dans la petite salle de classe. Certains élèves dessinent sur leur cahier, d'autres se sont endormis sur leur table. Au dernier rang, un petit garçon se cure le nez à l'abri des regards. L'enseignante, silencieuse jusqu'ici, applaudit brièvement avant d'offrir un sourire crispé au petit garçon qui vient de faire sa présentation.

- C'était... très bien, Jisung, dit-elle d'une voix hésitante, tu peux te rassoir maintenant.

Elle regarde sa fiche et son visage se détend.

- C'est au tour de Chaehyun qui va nous parler de son poney.

Plusieurs enfants se redressent, bien plus intéressé par le sujet. A cette constatation, Jisung se laisse tomber sur sa chaise et soupire. Il aurait aimé que sa présentation ait plus de succès, elle luit tenait vraiment à cœur. Il aurait dû s'y attendre : ses camarades ont dix ans, il est difficile d'espérer d'eux qu'ils s'intéressent aux conflits socio-politiques de leur pays. Il laisse sa tête s'écraser contre son bureau en entendant les bafouillements de la petite fille en face de lui. Il ne déteste pas Chaehyun mais il ne comprend pas comment tout le monde peut l'apprécier, il trouve sa voix insupportable.

- Tu seras jamais président.

Jisung tourne sa tête sur le côté, sa tempe reposant contre le bois froid de la table. Son regard se pose immédiatement sur son voisin : Chan. Le petit garçon le regarde avec un sourire narquois.

Chan et lui se connaissent depuis leur plus tendre enfance. Ils ont toujours été voisins de table. Lorsque le plus petit en taille - Jisung - a débarqué dans cette nouvelle école, tout le monde l'a jugé sur sa différence sauf lui.

Un petit garçon entre timidement dans une pièce remplie d'une vingtaine d'enfants du même âge que lui. Il se cache derrière une femme et tire sur sa capuche pour masquer un peu plus encore son visage. Il porte un sweat orange trop long, couvrant ses petites mains. La femme devant lui salue les enfants en leur souriant tendrement puis se décale pour dévoiler le nouvel élève qui lève timidement le regard.

Devant lui, vingt-trois élèves le fixent sans un bruit mais le plus troublant est qu'ils sont tous identiques. Les yeux qui l'observent sont d'un bleu profond avec une pupille blanche qui semble transpercer son âme. Leur peau est pâle, très pâle et des écailles décorent leurs pommettes, leurs bras et leurs mains. Leurs cheveux sont bleu nuit et serpentent autour de leur visage rond d'enfant. Enfin leurs lèvres qui forment, pour la plupart des élèves, une moue curieuse sont bleutées et semblent presque translucides pour certains. Tous ces enfants, ils portent la marque de leur pays, la marque de leur élément, la marque de l'eau.

Après une grande inspiration, le petit garçon enlève sa capuche et fait face à tous les regards subjugués de ses camarades.

Si, tout comme eux, sa peau est pâle et écaillée, il se démarque par bien d'autres choses. D'abord ses lèvres orangées qu'il ne cesse de mordiller. Puis ses cheveux d'un rouge flamboyant qui tombe jusqu'à ses épaules. Ils sont décoiffés et sa frange retombe sur son front, il ne cesse de la replacer sur le côté, dévoilant ses yeux. Ses yeux, justement, qui hypnotisent tout le monde dans la pièce. Ses grands yeux bleus avec, au centre, une flamme noire qui danse continuellement. Cette flamme, qui prouve sa détermination, son envie de se battre et de ne jamais rien lâcher.

Les écoliers restent silencieux quelque temps, dévisageant leur nouveau camarade, détaillant chaque partie de son corps comme une bête de foire. Au fond, ils le considèrent comme tel : une bête. Alors, d'une même voix, les enfants commencent à rire, à se moquer, à huer ce petit garçon qui attrape vivement sa capuche pour la replacer sur sa tête.

- Va t'asseoir au premier rang, Jisung, dit l'enseignante assez fort pour être entendue malgré les cris des autres enfants.

Jisung obtempère et part s'asseoir à côté d'un garçon qu'il ne connaît pas - comme chaque personne ici - les yeux rivés sur le bout de ses chaussures. Quelques larmes s'accumulent au coin de ses yeux mais il les essuie d'un revers de main avant qu'elles n'aient pu s'échapper. Il renifle deux fois avant de sortir son cahier et sa trousse. Lorsque l'agitation se dissipe, Jisung ose un regard vers son camarade de classe qui le dévisage, le visage neutre. Lorsque leur regard se croise, Jisung frissonne. Ce garçon lui fait froid dans le dos.

- Je m'appelle Chan, j'aime pas qu'on me parle pendant que la maîtresse parle alors parle pas.

Jisung sourit et acquiesce. Pas de commentaire sur sa différence : c'est tout ce qu'il voulait.

- Et pourquoi, selon toi, je ne serai jamais président ?

- Tu sais pas être intéressant pour ceux qui t'écoutent...

- On dit "capter son auditoire", l'interrompt Jisung avec un soupçon de fierté dans la voix.

Chan lève les yeux au ciel. C'est exactement de ça dont il veut parler. A dix ans, rares sont les enfants qui ont un vocabulaire aussi développé. Jisung ne comprend pas pourquoi il n'arrive pas à s'intégrer dans la classe mais la raison est pourtant simple : il ne fait aucun effort pour y parvenir. Il s'intéresse à des sujets qui dépassent même certains adultes, comment des enfants pourraient l'écouter ? S'il le pouvait, il viendrait en cours avec un uniforme et une cravate. Mais sa mère a à peine les moyens de lui payer des vêtements. Le sweat qu'il porte aujourd'hui appartenait au fils de la voisine d'en face. Pas sûr que ce jeune homme de la terre portait une cravate avec ses jeans troués dont a hérité Jisung.

- Écoute le discours de Chaehyun. Il est un peu nul, c'est vrai. Mais elle sourit, elle fait des blagues et puis, c'est mignon les poneys, Chan explique plus ou moins calmement mais l'air médisant de Jisung a le don de l'agacer, Ton discours est peut-être intéressant mais tu as fait la tête tout du long. Personne n'a envie d'écouter quelqu'un qui boude.

- Les hommes politiques ne sourient pas quand ils font un discours.

Chan soupire. Il a toujours tenté, par tous les moyens, de comprendre Jisung et de l'aider à s'intégrer mais rien n'y fait. Le garçon aux cheveux rouges ne veut pas recevoir de conseils. Il est persuadé d'avoir raison et rien ne peut l'en dissuader.

- Mais tu n'es pas un homme politique. Tu es Jisung, un enfant qui veut donner des ordres à tout le monde mais qui n'a qu'un ami.

- On n'est pas ami.

Aïe. Il aurait dû s'y attendre. Jisung n'est pas très populaire et encore une fois, on comprend pourquoi. Chan et lui se connaissent depuis qu'ils sont tout petits - tout du moins, encore plus que maintenant - et si l'enfant de l'eau a fini par s'attacher à son voisin de table et le considère aujourd'hui comme une personne importante dans sa vie, ce n'est pas réciproque. Chan l'accepte et le vit plutôt bien mais il espère tout de même que cette distance entre eux se dissipera avec les années. Peut-être que Jisung a encore besoin de temps ?

Sea of Fire | ChansungOù les histoires vivent. Découvrez maintenant