Chaque fois qu'Otabek ouvre un nouveau livre, il saute directement à la dernière page. C'est un tic que Yuri n'a jamais vraiment compris, du moins jusqu'à aujourd'hui.
Assis dans le studio de ballet glacial près de la patinoire, le journal ouvert sur ses genoux, Yuri souhaiterait pouvoir sauter directement à la fin de l'imbroglio dans lequel il s'est retrouvé.
Quelque chose ne tourne pas rond, vraiment pas. Malgré une semaine de recherches frénétiques sur Google, il n'arrive toujours pas à saisir ce qui s'est passé, et il peine à garder son sang-froid. On dirait qu'il est tombé dans l'un films de science-fiction préférés d'Otabek ou dans l'une des bandes dessinées qu'il affectionne. Ce corps, lisse et immaculé, ne lui appartient pas. Et cette vie, aussi plaisante soit-elle, ne lui est pas non plus destinée.
À sa grande surprise, Yuri ne pète pas un câble, ne lance pas son téléphone contre le mur, ou peu importe ce qu'il a l'habitude de faire quand il est contrarié. Il joue un rôle, comme il l'a fait tout au long de sa carrière. Il a perfectionné celui de l'élégant prince des glaces, capable de dissimuler ses défauts et ses innombrables cicatrices. Alors il continue, affiche un sourire factice et se contente de suivre le mouvement. Il s'occupe des tâches ordinaires, comme ramasser le linge sale et discuter avec le stupide poisson de compagnie, Ulysse, lorsqu'il se sent seul. Et bien sûr, il doit aussi aller à la kinésithérapie.
Quand la nuit tombe, ses larmes se perdent dans le silence, écoutées seulement par les deux lunes qui brillent dehors. Ce qui le fait tenir, c'est le journal. S'il n'explique pas comment il s'est retrouvé dans cette... dimension désynchronisée - il fallait bien lui donner un nom, n'est-ce pas ? - il fournit des informations sur l'Autre Yuri.
Cette version de lui-même est habile avec les mots, tenant un journal intime et contribuant à des magazines sportifs et des blogs de patinage artistique. D'après ce que Yuri a pu rassembler, la seule chose qu'ils ont en commun est cette chute qu'ils ont tous les deux essuyée à Milan. Mais contrairement à Yuri, cette autre version a tiré un trait sur sa carrière, se consacrant à la chorégraphie et acceptant parfois des contrats d'entraînement. Il rend régulièrement visite à Nikolai et considère Saint-Pétersbourg comme son chez-soi, partageant sa vie avec l'Autre Otabek.
- Fléchissez les genoux pour gagner en puissance, conseille Otabek à ses élèves.
Les sons des jeunes patineurs enchaînant leurs doubles sauts résonnent dans la salle, tandis que deux soleils se lèvent à l'extérieur, leur lumière perçant dramatiquement les nuages à travers les grandes fenêtres.
L'idée de rester dans la dimension désynchronisée est tentante. Ici, Yuri pourrait vivre dans un monde où Grand-père est toujours présent et où Otabek ne lui jette pas des regards en coin. Il pourrait se glisser dans la peau de quelqu'un de bien plus habile à traverser les incertitudes de la vie. Quelqu'un d'heureux.
- Concentrez-vous sur vos réceptions, rappelle Otabek, poursuivant son cours. Avoir de la puissance dans le saut ne sert à rien si vous n'êtes pas stable à la réception.
Alors que la lumière du soleil joue sur le sol du studio, créant des motifs scintillants comme des paillettes ou de la poussière de fée, Yuri se laisse emporter par les souvenirs de ses débuts aux Jeux olympiques à Pyeongchang. L'odeur du vernis frais dans son appartement du Village des Athlètes, avec les meubles enveloppés de plastique, lui revient en mémoire. À cette époque, tout semblait si parfait : ses rêves de gloire, sa relation avec Otabek.
Mais Yuri sait que c'est inévitable : il est destiné à tout gâcher. Les défauts se révèlent au fil du temps, comme lorsque l'on retire un film protecteur.
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Chaos Theory
FanfictionTout le monde rêve d'être différent : plus intelligent, plus riche, plus heureux. Mais pour Yuri, après ce qu'il appelle amèrement l'Année Infernale, ces désirs pèsent plus que jamais. Il est désespéré de se débarrasser de sa vie actuelle, pressé de...