Sixième entrée

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Journal de bord du capitaine Sérénite

28 dozème de l'an 347 d'hivernelle

Balsien est effondré et j'ignore s'il pourra se relever d'un pareil coup.

Désormais, aidés par la faim qui nous tenaille, nous dormons d'un sommeil agité mais profond. Si profond que certains ne parviennent pas à garder les yeux ouverts durant leur tour de garde. Salovar assure n'avoir rien vu, rien entendu. Balsien dormait, la tête dans le creux du ventre de son chien. À quel moment l'animal l'a-t-il quitté et pour quelle raison ? Nul ne le sait. Au réveil, Balsien était seul. Il n'a eu que quelques pas à parcourir pour découvrir la mare de sang.

Et au centre, le corps sans vie de son ami le plus fidèle, une plaie béante en travers de la gorge.

Halcine a décidé de remonter la piste du sang. Elle est partie il y a moins d'une heure en compagnie de Salovar, qui éprouve toujours plus de culpabilité envers notre jeune compagnon. Marcia s'occupe de le réconforter, mais Balsien est inconsolable. Ce chien était celui de son frère, le dernier membre de sa famille, en quelque sorte. L'hivernelle lui aura vraiment tout pris...

Quant à moi, il ne me reste que mes interrogations. Quelle bête en tuerait une autre pour ne pas s'en repaitre ? Quelle sorte de créature s'attaquerait au chien mais ignorerait les cinq hommes et femmes qui dorment à quelques pas ? Marcia a-t-elle raison et est-ce là l'œuvre des jumeaux de l'hiver ? Ou bien fallait-il croire Balsien depuis le début et sommes-nous pourchassés par des ombres ?

Je ne discerne rien dans le blizzard blanc, mais une chose m'apparaît avec certitude : la mort y rôde.

Et elle a trouvé sa proie.

Je viens de rentrer au camp. Je n'ai demandé qu'un instant à mes compagnons afin de retranscrire dans ce journal les événements qui viennent de se produire.

Halcine est revenue avec Salovar quelques instants après ma dernière entrée, nous assurant avoir découvert une grotte au bout de la piste sanglante. À l'intérieur se trouvait une femme. Halcine et Salovar l'ont surprise, assommée et ligotée, puis ils sont venus me trouver. En tant que chef de cette expédition, il me revient de décider de son sort. Pour Halcine, il n'y a aucun doute possible : il s'agit de la meurtrière du chien. Balsien a aussitôt réclamé sa tête, mais Marcia s'est glissée jusqu'à mon oreille.

« Il faut savoir qui elle est, ce qu'elle veut », y a-t-elle soufflé.

J'ai approuvé sa suggestion et demandé à Halcine de me mener jusqu'à la grotte. La femme, parée de fourrures de la pointe de sa toque jusqu'au rembourrage de ses bottes, avait le visage maculé de sang – celui du chien, sans doute, qu'elle avait étalé à la manière d'une peinture de guerre. Halcine et Salovar l'avaient attachée à un stalactite dont elle aurait sans doute pu se libérer en se débattant, mais elle se contentait d'attendre, les jambes tendues devant elle, respirant un calme qui me mit mal à l'aise. Dans cet enfer de neige et de glace, personne ne pouvait avoir l'air si serein.

« Qui es-tu ? Depuis quand et pourquoi nous poursuis-tu ? » l'interrogeai-je.

Elle releva vers moi ses yeux livides et commença à me scruter, sans ouvrir la bouche. J'ai répété mes questions un nombre incalculable de fois, lui promettant de l'épargner si elle me répondait, mais son mutisme était si absolu que j'en vins à m'assurer qu'elle possédait bel et bien une langue. Le temps pressait. Privés de la nourriture que cette infâme avait sans doute dérobée, mes compagnons ne survivraient pas plus de quelques jours au blizzard. D'ici-là, il nous faudrait avoir trouvé les géants. Je ne pouvais me permettre de gaspiller de précieux instants en interrogatoire stérile.

De ce qui s'ensuivit, je ne relaterai que le stricte nécessaire. Si ce journal parvenait jusqu'à ma reine, je ne voudrais pas qu'elle lise les extrémités auxquelles j'ai eu recours pour faire parler notre captive. J'ai demandé à Halcine de m'attendre hors de la grotte et elle ne prit aucune part à la suite. Seuls les cris de la pauvresse ont pu l'alerter quant à la nature des atrocités que j'ai commises.

Voici les informations que j'ai réussi à obtenir et que j'ai relatées au reste du groupe, sitôt revenu au camp : notre prisonnière se nomme – ou plutôt, se nommait – Névicare. Il ne s'agit pas de son nom de naissance, mais de celui qui lui a été donné par les prêtres de l'hiver, car elle appartenait à la foi interdite. Je pensais le culte de Lémiel et Galmir éteint, mais il continue de subsister dans les souterrains de Pendling et il faut croire qu'il est parvenu à infiltrer la cour. Sinon, comment expliquer que les prêtres blancs aient entendu parler de notre expédition ? Ils sont même parvenus à faire engager Névicare à bord du Brise-glace, où elle a servi juste sous mon nez, tout en nourrissant ses noirs desseins. Depuis que nous avons débarqué, elle nous suit à bonne distance, tentant par tous les moyens de nous ralentir.

Balsien avait raison, son chien avait bien flairé quelque chose. Notre ennemie, suivant les préceptes de sa foi, attendait que l'hivernelle nous emporte. Elle n'avait nulle intention de nous tuer elle-même, mais le chien risquait de la faire découvrir, alors elle s'en est débarrassé. Serait-elle allée jusqu'à commettre un meurtre, crime interdit par les dieux jumeaux, pour nous empêcher de libérer les géants ? Elle n'a rien dit de tel, mais quelque chose dans son regard m'a convaincu qu'elle aurait fini par passer à l'acte, préférant se rendre pècheresse plutôt que nous laisser redonner vie aux pires adversaires de ses dieux.

Ses deniers mots hantent encore ma mémoire : « En libérant les géants, ce ne sont pas les ennemis de l'hivernelle que vous relâcherez, mais les ennemis du monde. » Mes camarades n'en comprennent pas davantage que moi le sens et ont d'autre préoccupations en tête :

« Et les vivres ? » a demandé Salovar.

Trois paires d'yeux pleins d'espoir se sont rivés vers moi – ceux de Balsien, eux, brillaient seulement de chagrin. Malheureusement, de notre nourriture, je n'ai rien appris, si ce n'est qu'elle doit actuellement être ensevelie sous la neige. Névicare ne l'avait pas même conservée pour elle. Elle n'avait jamais prévu de rentrer à Pendling, offrant sa vie en même temps que la nôtre à l'hivernelle. L'air abattu de mes compagnons m'a étreint le cœur, jusqu'à ce que Marcia se lève d'un bond.

« Nous ne laisserons pas cette fanatique l'emporter. Nous avançons dans la bonne direction, tous les signes le montrent. Reprenons notre route et vengeons-nous en rendant leur liberté à ceux qui nous débarrasseront une bonne fois pour toutes de ces faux dieux ! »

Il y avait quelque chose de faux dans sa voix, aussi j'ignore si son discours a suffi à redonner du courage à nos compagnons, mais ils finissent de plier le camp au moment où j'écris ces lignes. Par la grâce de ma reine, j'espère que nous parviendrons à trouver les géants à temps.

L'HivernelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant