Journal de bord du capitaine Sérénite
32 dozème de l'an 347 d'hivernelle
J'ai tout d'abord cru que les cris provenaient de mes rêves. Dans mon songe, ma reine se recouvrait progressivement de glace et m'appelait au secours. Ce n'est que lorsqu'une main a empoigné mon épaule pour la secouer vigoureusement que j'ai compris. Ce n'était pas ma reine qui hurlait.
« Sérénite ! Faites quelque chose, par pitié ! » s'époumonait Marcia.
Dans l'obscurité, j'ai trouvé la posture de Salovar étrange. Il se tenait droit comme un piquet, les coudes fléchis, la tête tendue vers l'avant. Il a fallu que la maigre flamme de notre feu de camp se reflète sur le canon de métal pour que je comprenne enfin.
Il tenait la théologienne en joue.
« C'est le fusil de Balsien », m'a soufflé Halcine après m'avoir lâché l'épaule.
Je croyais l'arme perdue. Salovar l'avait-il gardée tout ce temps, dissimulée sous son manteau long ? Pour quelle sombre raison le savant aurait-il besoin d'une telle artillerie ?
L'urgence de la situation m'a empêché de considérer davantage cette question. Je me levai, les mains dressées devant moi en signe d'apaisement, et tentai de calmer Salovar, le teint rougeot et le front luisant de sueur. Il ne semblait pas même m'entendre, continuant de psalmodier comme un lunatique :
« Ne comprenez-vous pas ? C'est elle ! Elle ! Ils l'ont corrompue... »
Je n'étais pas le seul à avoir été contaminé par la paranoïa de Marcia. Sa suspicion constante envers chacun de nous depuis la découverte de Névicare se retournait désormais contre elle, à travers le bras armé de Salovar.
En temps normal, je n'aurais accordé aucune foi à ses propos, mais il y avait, dans le regard enfiévré du savant, un éclat de lucidité que je ne saurais expliquer. Après tout, j'avais moi-même mes doutes à l'égard de Marcia – par la reine, à ce stade, à quoi bon mentir ? j'en étais venu à soupçonner l'entièreté de notre compagnie ! Aussi, je me tournai vers la théologienne, réclamant des explications.
« Il croit que j'ai voulu saboter sa décoction, raconta-t-elle. Mais je m'assurais simplement qu'elle ne s'apprêtait pas à nous brûler vifs, je le jure ! Je ne l'ai jamais caché : je questionne l'efficacité des méthodes de Salovar, pas ses intentions. »
Il me fallut un effort considérable pour ne pas la traiter de folle sur-le-champ. Car seule la folie aurait pu justifier qu'elle touche à la décoction de Salovar. Cette solution chimique miraculeuse est la seule raison de la présence du savant parmi nous. C'est d'elle que dépend le succès de notre entreprise, à moins que Marcia n'ait, depuis notre départ, trouvé le moyen d'invoquer le toucher ardent du dieu de l'été.
Salovar nous a toujours interdit de manipuler ses flasques, au risque de compromettre la stabilité de sa formule, capable de mettre le feu à la glace elle-même. Marcia, quelles qu'aient été ses intentions, a failli changer notre camp en bûcher. D'un coup, la réaction de Salovar ne me semblait plus si disproportionnée.
« Depuis quand travaillez-vous pour les prêtres blancs ? cracha-t-il au visage de Marcia sans baisser son arme. Comment connaissent-ils l'existence de ma décoction ? »
Les yeux de la théologienne étaient noyés de larmes, à présent. Elle tomba à genoux, toujours suivie par le canon du fusil, et joignit ses mains en prière. Elle ne cherchait plus à raisonner avec son bourreau. À la place, elle suppliait ses dieux de l'épargner.
L'intervention qui la sauva n'eut pourtant rien de divin. La silhouette d'Halcine, aussi silencieuse qu'un félin, bondit sur Salovar. Des deux mains, l'alpiniste empoigna le fusil, mais Salovar s'y cramponna de toutes ses forces. Ils luttèrent. Ils luttèrent durant un temps qui me sembla interminable. J'ai tenté de les arrêter, sans doute pas avec assez de véhémence. Mes mots ne suffisaient plus et j'aurais dû joindre le geste à la parole, mais le froid engourdit aussi bien les membres que le courage.
La détonation résonna à travers la banquise.
Puis, le bruit sourd d'un corps qui chute dans la neige.
Les pleurs et les prières de Marcia cessèrent d'un coup.
À ses genoux, la neige se teintait de rouge, tandis qu'Halcine, touchée en plein cœur, se vidait de son sang.
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L'Hivernelle
FantasiaMissionné par la reine Vittoria pour mettre fin à l'hiver qui règne sur le monde depuis des décennies, le capitaine Sérénite a rassemblée une équipe afin de libérer de la glace les géants primordiaux. Eux seuls sont capables d'abolir la tyrannie des...