Onzième entrée

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Journal de bord du capitaine Sérénite

39 dozème de l'an 347 d'hivernelle

Après vingt-quatre jours d'un périlleux voyage qui aura coûté la vie à deux membres de notre expédition, nous touchons enfin à notre but.

Il nous est apparu ce matin, contre le flanc d'une falaise enneigée. Sa silhouette nous dominait tant que j'ai manqué me démettre le cou pour en apercevoir le sommet. Là-haut, perché en haut d'un corps aux proportions de montagne, se trouvait une tête au nez bombé entre deux joues anguleuses à moitié dévorées par une barbe où tresses et perles de bois se livraient bataille. Mes compagnons ont retenu leur souffle. Nous avons avancé jusqu'à la chausse du géant, figée comme lui dans la glace, pour nous rendre compte qu'il nous faudrait un piolet et des cordes si nous souhaitions l'escalader. Par chance, nous n'en aurons pas besoin. Comment une créature si titanesque a-t-elle pu un jour fouler notre terre ?

« Je comprends pourquoi Lémiel et Galmir les craignaient tant », a dit Marcia d'une voix pleine de révérence.

C'est pour empêcher les géants de leur nuire que les dieux jumeaux ont bâti cette prison de froid, plongeant par là-même le monde dans l'hivernelle afin de les y préserver. Désormais, notre espoir de réchauffer la terre réside dans ce colosse. La nature pourra enfin reverdir lorsqu'il aura anéanti les dieux de l'hiver. Voilà trop d'années, trop de siècles, que les hommes ne connaissent plus que le blanc.

Salovar a dressé sa tente en hâte et y a trouvé refuge en compagnie de ses flasques et fioles afin de préparer sa décoction à l'abri du vent. Pendant ce temps, Macia observe notre sauver, détaillant chaque détail de son habit, les runes gravées sur sa ceinture et sur les bracelet d'argent ceignant son poignet. Elle voulait escalader son corps pour pouvoir contempler les entrelacs de métal qui forment une couronne autour de son front mais, l'entreprise me paraissant trop périlleuse, je le lui ai interdit. Être parvenu à notre destination me fait à nouveau sentir capitaine et je reprends peu à peu le contrôle de ma compagnie – du moins, ce qu'il en reste.

Marcia a enfin lâché son grimoire et, à ses yeux pétillant d'excitation, j'ai deviné qu'elle a découvert l'identité du prisonnier glacé.

« Rechmar, a-t-elle annoncé d'une voix forte, comme si ce nom avait dû trouver sens à mes oreilles – les dieux jumeaux se sont assurés que tout savoir sur leurs ennemis disparaissent en même temps qu'eux, envoyant leurs prêtres blancs incendier les bibliothèques et lacérer les œuvres d'art. Rechmar, le père des géants, a repris Marcia. Nous avons devant nous le commandant des armées qui ont bien failli renverser Lémiel et Galmir. »

En contre-bas, j'observe la masse terrible du dénommé Rechmar. Oui, il a bien la carrure d'un général. Je remercie la providence et ma reine de nous avoir menés jusqu'à lui.

L'expression de Marcia a soudain changé. Depuis le début de notre mission, c'est la première fois que je voyais le doute tendre ses traits. Elle fixait la créature en plissant les yeux, comme si elle cherchait à desceller un détail invisible.

« Méfiance, Sérénite, m'a averti la théologienne. Mes livres parlent d'une créature d'une violence sans limite. Désirons-nous réellement la relâcher sur le monde ? »

Je n'ai jamais eu l'occasion de lui répondre – il m'a fallu trop de temps pour assimiler l'absurdité de ses propos. Après tout ce que nous avons enduré, il est hors de question que je laisse ce soldat captif de la glace. Salovar est sorti de sa tente avant que je ne puisse articuler cette pensée.

« La violence, ma chère Marcia, est précisément ce dont nous avons besoin pour mettre un terme à l'hivernelle. »

Il tenait, entre ses mains gantées, une flasque où scintillait un liquide couleur de flammes.

« La décoction est prête. Allons-y. »

J'écris ces lignes avec tant de précipitation et d'appréhension que je doute que quiconque parviendra à les déchiffrer.

Nous nous trouvons aux pieds de Rechmar. Marcia a dressé un autel et y a disposé des offrandes d'or et d'encens, dont j'ignorais jusqu'à présent l'existence. Tandis qu'elle allume ses cierges, Salovar répartit des bols entre les chausses gelées du géant. Il verse dans chacune quelques gouttes de son élixir, qu'il mesure avec une précision maniaque.

Manquant de besogne – ma fonction est de diriger des hommes qui n'ont désormais plus besoin d'aucun ordre – je documente ces instants dans mon journal, pour la postérité.

Ô, générations futures qui vivez dans la chaleur et l'opulence, tandis que les rayons d'un soleil d'été caressent votre visage, souvenez-vous des trois âmes qui ont sauvé ce monde. Souvenez-vous de l'éminence qui a rendu ce miracle possible. Souvenez-vous de le reine de Pendling, la divine Vittoria !




Salovar est venu me chercher. Nous sommes prêts à débuter.

L'HivernelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant