L'éveil

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Ses paupières pesaient si lourd qu'il les aurait crues lestées de plomb. Aveugle, il se laissa envahir par les sensations de son corps et fut surpris de découvrir qu'une douce chaleur coulait dans ses veines, depuis ses pieds jusqu'à son front. Il avait oublié ce qu'était le chaud. Depuis combien de temps son sang n'était-il plus que glace et givre et neige ?

Il se rappelait tout. Le monde d'avant, où seul l'île du nord offrait un climat favorable aux siens. Le jour où il avait découvert les hommes, leurs villages aux maisons de bois, leurs lances et leurs armes de métal capables de cracher du feu. Puis, l'arrivée des dieux et le début de la guerre. Et tout ce qui en avait découlé. Chaque instant d'immobilisme, les membres engourdis par le froid, son cœur peinant à émettre le moindre battement. Plus que tout, il se souvenait des faciès abominables des deux monstruosités qui avaient osé le maudire, lui et toute sa lignée.

Lémiel, ses longs cheveux d'argent battant au gré du vent.

Galmir, son regard d'acier le toisant avec dédain.

Leurs peaux plus pâles que le lait, leurs lèvres tremblant d'épuisement, sans pour pourtant cesser d'articuler les formules magiques, encore et encore.

Les mots qui le condamneraient à une éternité de solitude et de froid.

Il n'avait pas voulu y croire. Ses fils n'avaient pas voulu y croire. Les dieux jumeaux ne risqueraient jamais de condamner leur précieuse humanité à un hiver sans fin simplement pour les arrêter, eux. Ils n'oseraient pas plonger leurs frères de l'été et du printemps dans une hibernation qui durerait des siècles, enveloppant la terre dans un manteau blanc de mort et de désolation. La domination de son clan était absolue. L'issu de la bataille était certaine.

Comme Rechmar avait sous-estimé la force de leur désespoir ! Il ne l'avait connue, cette force – il n'en avait jamais eu besoin. Sa descendance était robuste, nombreuse et la puissance des géants était sans limite. Bientôt, ils descendraient du nord et aucun dieu ne parviendrait à empêcher leur conquête. Lui et ses fils piétineraient la terre de leurs pieds immenses et ce monde, qui leur revenait de droit, serait à eux. Ou du moins, était-ce sa conviction.

Conviction imbécile ! Les dieux se croyaient maîtres du monde, pourquoi n'en disposeraient-ils pas à leur guise ? Ils avaient invoqué l'hivernelle, quitte à le piéger dans une éternité de froid, pourvu qu'ils empêchent la progression de Rechmar. Il avait vu ses fils, les uns après les autres, se figer comme des statues de givre. Il avait senti ses doigts se raidir, ses jambes s'immobiliser et, bientôt, il avait cessé d'avancer.

Il émit un grognement de frustration. Sa gorge, inutilisée depuis si longtemps, vibra comme un tambour de guerre. Il entendit la glace se fissurer et il comprit enfin.

Libre.

Il était libre !

Il remua un doigt et sentit les dernières strates de son cercueil s'effriter. Bientôt, toute sa main se trouva dégagée. D'un mouvement du coude, il plia l'avant-bras, saisit un pan de glace et l'arracha avec un cri de rage. L'armure que Lémiel et Galmir avaient scellée autour de lui céda.

Rechmar, ses jambes libérées, esquissa un pas en avant – son premier pas depuis une éternité. Pourtant, il n'avait pas oublié comment marcher. Il tendit les bras vers le ciel et s'étira, faisant danser la myriade de bracelets de pouvoir à ses poignets.

Finalement, il ouvrit les yeux.

Devant lui, il n'y avait aucun horizon. Le blanc de la terre se confondait au blanc du ciel. Où que porte son regard, il n'y avait que la neige, balayée par le vent. Le souffle du géant dessina des volutes de fumée dans l'air glacial. Son nez protubérant se fronça. De dégoût. De colère. De rage. Une rage familière.

Soudain, un éclat attira son œil. À ses pieds, quelque chose luisait. Une goutte d'or sur l'océan de blanc. Il se pencha et l'odeur de l'encens s'insinua à l'intérieur de ses narines. On avait dressé un autel à sa gloire. Non, pas « on ». Trois humains se tenaient là, aussi minuscules et pitoyables que des insectes, prosternés devant lui dans une attitude soumise. Ils étaient bien prompts à courber l'échine les hommes, comme ils l'avaient fait devant les dieux de l'hiver.

Une des créatures retira sa pelisse pour révéler une robe couleur d'été. Elle tendit les mains vers lui. Ses lèvres remuaient, mais Rechmar se désintéressa bien vite du chuintement de sa voix qui se perdait en d'inlassables prières. Il se redressa, parcourut à nouveau la banquise des yeux. Où étaient ses fils ? Ils vivaient, Rechmar le savait. Lémiel et Galmir, dieux médiocres, n'étaient pas parvenus à les tuer. Ils avaient dû se contenter, comme leur père, de les piéger dans la glace. Son aîné avait-il senti le réveil de Rechmar ? Attendait-il sa venue ? Il était le plus féroce d'entre tous et il aurait soif de vengeance. Il voudrait faire payer à Lémiel et Galmir leur infamie, dans le sang et les cris. Rechmar devait le libérer. Il devait tous les libérer. Il aurait besoin de chacun de ses vingt-sept fils pour reprendre sa conquête.

En bas, un sifflement retentit. Un des hommes tenait un bâton de feu encore fumant vers le ciel. Il avait tiré une balle, sans doute pour attirer son attention, car il devait savoir que ces minuscules billes de plomb ne pouvait pas plus heurter Rechmar qu'une épine. Sous sa toque de fourrure, l'homme semblait plus usé, plus âgé que les autres, qui se tournaient vers lui, dans l'expectative. Ils l'appelaient, attendant un signe, un ordre. Leur chef, comprit Rechmar. Si imbus de lui-même qu'il pensait mériter son attention. Lui, le père de tout.

Le petit homme aux bols de cuivre comprit le premier. Il voulut se reculer, tandis que son capitaine tirait une nouvelle balle, cette fois dirigée vers la face du géant, mais il était déjà trop tard. La chausse de Rechmar décolla, soulevant des blocs entiers de glace et de neige fondue, creusant dans la terre une crevasse capable d'avaler une montagne.

Son pied s'abattit sur les trois mortels. Leurs vies insignifiantes ne fut plus qu'une trainée rouge, engloutie par le blanc. Il ne resta plus autel, ni encens, plus fourrure, ni bol de cuivre. Leur bâton de feu, aussi inutile qu'une brindille, s'était rompu à l'impact. Trois existences, effacées de la surface de la terre d'un seul pas. Elles disparurent aussitôt des pensées de Rechmar, trop occupé à concevoir son plan.

Il ne laisserait pas le temps au dieu du printemps de sortir de son sommeil de trois cents ans. Il n'aurait besoin que de quelques jours pour parcourir la banquise de long et large pour retrouver ses fils. Il commencerait par son aîné, celui qui savait faire trembler la terre et craquer la glace. Ensemble, ils libèreraient les autres de leur carcan, les uns après les autres. Celui qui faisait gronder le ciel. Celui qui soulevait les océans. Celui qui embrasait les volcans. Tant que les dieux de pacotilles hiberneraient à l'abri du froid, ils les écraseraient, comme Rechmar avait piétiné ces trois hommes.

Il n'y aurait plus ni hiver, ni printemps, ni été. Il n'y aurait plus que lui et son engeance.

Rechmar, la fin des temps, reprendrait son avancée. Personne ne pourrait empêcher sa domination. Aucun dieu des saison pour l'empêcher d'exterminer le fléau qui rongeait le monde.

Un fléau que d'aucun nommait « homme ».

L'HivernelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant