Dixième entrée

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Journal de bord du capitaine Sérénite

36 dozème de l'an 347 d'hivernelle

Comment sommes-nous encore en vie ? Voilà quatre jours que nous avançons, l'estomac dans les talons après avoir épuisé nos dernières réserves de viande séchée. J'aimerais penser à autre chose qu'à la faim qui me ronge, j'aimerais me réjouir de nos récentes découvertes, mais je n'y parviens pas.

Pourtant, les nouveaux pas de géant trouvés dans la neige, juste avant de dresser notre camp pour la nuit, auraient dû me mettre du baume au cœur et chasser la mélancolie. Nous aurions dû sauter de joie lorsque Marcia a reconnu, dans les contours d'un glacier, la forme d'une boucle de ceinture aux dimensions d'un autre monde. Mais la première réaction de Salovar fut de procéder à la collecte d'un échantillon, soi-disant par curiosité scientifique. La théologienne a vu clair dans son jeu. Il n'accordait plus aucun crédit à ses propos et désirait creuser afin de s'assurer que, sous la couche de glace, se trouvait bien du métal. Quand son piolet a chanté contre le fer, il s'est retiré sous sa tente sans un mot.

Sa victoire n'a pas même décroché un sourire à Marcia. Elle aussi dort maintenant – ou du moins, elle essaye – après notre énième repas de neige fondue, et je veille seul au coin du feu. Mes doigts ont viré du bleu au noir et, sans Halcine pour les bander ou les amputer, je crains de perdre ma main tout entière avant que nous n'atteignions notre destination. Si nous l'atteignons un jour.

Halcine... Ses paroles n'ont cessé de m'accompagner, ces derniers jours. Pourtant, notre alpiniste était une femme de peu de mots. Même Balsien et ses interminables questions n'est jamais parvenu à fissurer son armure de silence. Avec le recul, je sais si peu de sa vie, ne connaissant que sa réputation. Je regrette d'avoir douté d'elle lorsque le jeune chasseur a péri. Je me rends compte à présent qu'elle n'a jamais eu que notre sécurité à cœur.

« Où que vous alliez, n'avancez jamais seul. La solitude, en ces terres gelées, est synonyme de mort. Nouez la corde à votre taille et à celle de votre compagnon de route. Elle vous aidera dans les tempêtes de neige, quand vous ne distinguerez plus vos propres pieds, et elle pourra vous permettre de sauver un ami, s'il tombait dans une crevasse. Et en aucune circonstance ne retirez les crampons attachés à vos chaussures. Le sol, ici, ne présente aucune prise pour vos semelles de cuir. »

Si elle nous voyait ces temps-ci, elle nous sermonnerait vertement ! Salovar, sa boussole à la main, refuse que quiconque chemine à ses côtés, resserrant sans cesse autour de lui les pans de son manteau aux poches pleines de son précieux élixir. Marcia, qui le traite d'assassin à la première occasion, refuse de se tenir près de lui, même depuis que je lui ai confisqué le fusil de Balsien. Aussi, je dois endosser le rôle de bouclier entre les deux. Il n'est plus question de corde, mes compagnons refusant d'être liés l'un à l'autre. Des conseils d'Halcine, seuls les crampons ont survécu.

Oui, nous touchons au but, les preuves s'accumulent à chaque pas. Cependant, je ne parviens pas à m'en réjouir. Mes camarades sombrent dans la folie. Elle ne se traduit pas que dans leur haine mutuelle, mais aussi dans les prières que Marcia ânonne du soir au matin, ainsi que dans la culpabilité qui dévore Salovar. Il tente de les cacher, mais j'ai vu les marques sur ses bras. Pour un homme de raison, je le trouve bien prompt à gaspiller son propre sang alors que l'énergie nous manque déjà tant...

Je pourrais le soulager de ce fardeau, lui assurer qu'il n'est pour rien dans la mort d'Halcine, mais je n'ai aucun désir de lui mentir. Il nous a privé d'une alliée précieuse et il le sait. Personne ne lui a mis le fusil de force entre les mains, personne ne l'a contraint à le braquer sur Marcia, personne n'a lutté à sa place contre l'alpiniste quand elle a voulu le lui reprendre. À présent, il doit vivre avec les conséquences de ses actes.

Ce soir, il est sorti de sa tente, le regard hagard, les cernes creuses, le teint blafard, le corps noyé par son manteau de fourrure. Il ne trouvait pas le sommeil, sans doute hanté par le fantôme d'Halcine. Il est venu me voir au coin du feu et, sans que je pose la moindre question, il a avoué : « Monfonge m'avait confié le fusil. Il ne se faisait plus confiance. Il croyait voir son chien partout, créature d'os et de sang qui traînait la patte à nos trousses. Il m'a demandé de garder son arme, jusqu'à ce que son esprit s'apaise. Et moi, je m'en suis servi pour menacer Marcia. Je m'en suis servir pour tuer Halcine. »

Sa confession m'a laissé sans voix. Depuis le début de notre périple, je ne l'ai jamais entendu exprimer le moindre regret. Je lui ai recommandé de se reposer, de prendre des forces. Nous aurons bientôt besoin de lui et de son brillant esprit. Même si je l'avais voulu, je n'aurais su quoi dire d'autre pour apaiser sa conscience. En ces terres maudites, je doute qu'il existe une quelconque forme de salvation pour nos âmes.

Je viens de m'éveiller en sueur et, sous mes yeux grand ouverts, ma reine de glace se tenait devant moi. Elle ne foulait pas le monde des rêves, mais la même banquise où je gis à présent. Elle semblait si vivide, si réelle tandis qu'elle m'invitait au pardon, que j'ai tendu vers elle mes doigts à moitié morts dans l'espoir de les glisser dans sa chevelure.

Je crains que la folie ne me gagne également.

L'HivernelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant