I - Ce matin-là

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Ce matin-là, j'avais sonné à ta porte vers midi, comme tous les jours. Tu étais encore endormi et le son strident de la sonnette t'avait sorti de ton sommeil. Tu frottais toujours tes yeux somnolents lorsque tu m'avais ouvert. J'avais fait mine de râler : "Asterion ! À ce rythme, je vais finir par devenir ton réveil officiel !" Et tu avais continué la plaisanterie en me répliquant que je l'étais déjà. Comme d'habitude. 

Je n'arrête pas de me repasser ces dernières heures dans ma tête. Je cherche le moindre signe d'un boulversement à venir, un ultime avertissement de l'univers pour nous préparer à ce qui nous attendait. Mais rien ne sort de l'ordinaire. 

– Tu sais, Lud, j'aimerais bien partir, un jour, m'avais-tu confié. 

Nous étions allongés sur le canapé-lit de l'unique pièce de ton appartement. Je m'étais couché contre ta poitrine, dans tes bras, et ton menton était délicatement posé sur ma tête blonde.

– Partir d'Ondis. Aller quelque part où ces stupides lois ne nous empêcheront pas d'être nous-mêmes en public, avais-tu continué. On pourrait se prendre la main dans la rue. S'embrasser sans avoir peur d'être vus et dénoncés. Danser un slow ensemble en boîte de nuit. Se faire des câlins et mettre la tête sur l'épaule de l'autre sans se demander si on est trop tactiles pour des "amis". On pourrait même se marier et vivre ensemble... Ici, ça paraît inimaginable.

Et j'avais acquiescé d'un air rêveur, et renchéri :

– Il faudrait aller à Dakkiar...

Plus facile à dire qu'à faire. Les passeports étaient très coûteux et on devait subir au moins six mois d'attente avant de les avoir enfin en main propre. Dakkiar semblait si proche, séparé de notre pays par une mince frontière, mais si lointain à la fois. 

Je m'étais imaginé ce départ des centaines de fois. Nous aurions pris un de ces trains traversant la frontière sans autre arrêt qu'une vérification des passeports et cartes d'identité. Il apparaissait même quelques fois dans mes rêves, et je voyais la locomotive crème et chocolat avancer à son rythme régulier sur des rails de bois bordés de chaque côté d'une fragile barrière recouverte d'amarantes, le tout sous les branches parfumées de cerisiers en fleur. Lorsqu'enfin le train atteignait la lisière de cette forêt rose et blanche, prêt à s'engager sur les chemins de fer aériens de Dakkiar, je me réveillais avant d'apercevoir le paysage dakkarois, les yeux encore collés par le sommeil, un goût de voyage et de liberté sur la langue. 

Ce matin-là, je t'avais raconté ces songes, essayant d'en capturer les moindres détails pour les retranscrire en mots. Tu avais affirmé que cela signifiait qu'un jour, dans un mois ou dans dix ans, nous réussirions à partir et à rejoindre un pays où nous pourrions enfin être libres. J'avais souri et levé une main vers tes mèches sombres pour les caresser du bout des doigts, nous imaginant déjà vivre ensemble dans ce qui me semblait être un véritable paradis. Tu avais refermé ta main sur la mienne et je m'étais redressé pour m'asseoir face à toi. Tu t'étais penché vers moi et avais doucement posé tes lèvres sur les miennes, tes bras sur ma taille et les miens autour de ton cou.

Nous avions laissé un détail de côté sans nous en apercevoir. Dans mon rêve, je n'apercevais jamais la moindre parcelle de territoire dakkarois. Je me réveillais toujours avant. 


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