Ils nous avaient fait sortir de l'appartement sans même prendre la peine de le fermer derrière nous. En tournant la tête, j'avais aperçu l'un de tes voisins, un homme d'une quarantaine d'années connu dans le quartier pour ses propos quelques peu violents envers la plupart des minorités du pays – homosexuels, mais aussi personnes de couleur, handicapés physiques et mentaux ou encore personnes transgenres – nous fixant d'un air satisfait. Dès qu'il avait croisé mon regard, il avait disparu derrière sa porte avec couardise. Était-ce lui qui nous avait dénoncés ?
Les policiers nous avaient presque traînés jusqu'à leur véhicule, devant l'immeuble. Ils nous avaient poussés à l'intérieur, étaient montés à l'avant et avaient démarré.
Je n'ai pas gardé d'images du trajet, hormis ma tête posée sur ton épaule, en quête de réconfort. Seules des sensations fuyantes et brouillées persistent dans ma mémoire. Nous n'osions pas dire un mot. La peur et l'angoisse imprégnaient l'air comme un poison rance au parfum amer. Je me souviens avoir pensé, affolé, à ces tristement célèbres camps pour homosexuels qui se trouvaient un peu partout sur le territoire et dans lesquels nous nous trouverions probablement dans une poignée de jours, voire d'heures. On y était envoyé sans procès, avec des dizaines d'autres "déviants sexuels", et on y restait jusqu'à ce que nous soyons soi-disant guéris de cette "pathologie" – ou que nous reposions six pieds sous terre dans une de leurs immenses fosses communes.
Mes souvenirs sont un véritable chaos. Des sensations floues, des émotions confuses et des images perdues se bousculent dans mon esprit. Je revois le moment où ils nous ont séparés, toi et moi ; je revois ton visage empli de rage et de désespoir, je me rappelle ta main tendue vers moi, tes cris de colère et de détresse, tes gestes brusques pour essayer de te libérer de la poigne des policiers qui t'entraînaient loin de moi ; je revis cette impression de mourir qui m'avait saisi à cet instant, alors qu'ils m'éloignaient de toi malgré mes supplications et mes efforts pour me soustraire à leur étreinte. Je les revois me pousser dans un wagon à bestiaux rempli de personnes de tous âges, à l'arrière d'un train stationné dans une gare déserte. Je me souviens du crissement des roues métalliques lors du démarrage et des corps tombant à la renverse sous l'effet des secousses du départ.
Cela fait maintenant des heures que nous sommes partis. Quelques rais de lumière se faufilent par les interstices des planches du wagon et la mince ouverture qui nous apporte un peu d'air frais, mais nous restons entourés d'ombre. Le rythme régulier du train endormirait n'importe qui, mais nous sommes bien trop effrayés pour fermer l'œil. Nous nous contentons de rester debout, les uns contre les autres, les jambes douloureuses et le cœur affolé.
L'air est brûlant, chargé d'une odeur insipide de sueur et de renfermé. J'ai l'impression d'inspirer une flamme à chaque bouffée. Depuis quelques minutes, je sens ma tête tourner sous l'effet du manque d'oxygène. Tous les visages sont tournés vers l'étroite lucarne qui laisse entrer une légère brise sans parvenir à dissiper l'étouffante chaleur qui règne dans cette énorme caisse de bois. Quelques-unes des personnes les plus éloignés de l'ouverture ont déjà perdu connaissance. Je prie pour que le train s'arrête bientôt, ou certains risquent de ne pas en sortir vivants, comme ce vieil homme frêle, qui s'est évanoui depuis un bon moment déjà.
Quelques longues minutes qui semblent à elles seules contenir l'éternité passent avant qu'un léger choc ne se fasse sentir et que nous ralentissions enfin. Mais au lieu d'un arrêt sec comme je m'y attendais, la vitesse se réduit peu à peu, jusqu'à ce que le wagon soit complètement immobile.
Les portes du wagon coulissent lentement. Nous n'osons pas bouger, apeurés. J'inspire une grande bouffée d'air frais et mes vertiges commencent à se dissiper. Entre la masse de corps serrés les uns contre les autres, je discerne une frêle silhouette, debout devant l'ouverture. L'inconnu lève ses mains en porte-voix et nous crie :
– Sortez, vite ! On a détourné le wagon, mais la police risque d'arriver d'un moment à l'autre !
D'un coup, c'est la débandade. Tout le monde se rue hors de cette horrible caisse de bois, se bouscule pour sortir de l'espace confiné, court vers la liberté. Moi, je n'ai qu'une seule chose en tête. Tu étais censé être dans ce train aussi, Asterion. Des images et des sensations en pagaille me viennent à l'esprit. Il me tarde de pouvoir à nouveau te serrer dans mes bras, caresser tes cheveux si doux, me perdre dans ton regard azur, t'embrasser comme si c'était la dernière fois.
Enfin à l'air libre. Je m'extirpe de la foule qui m'entraîne loin des rails, et là, je comprends.
Ce n'est pas un train qui attend sur les rails.
Ce n'est qu'un seul wagon.
Nos sauveurs n'avaient pas détourné tout le convoi, seulement notre compartiment, à l'extrémité. Ce choc avant de ralentir, c'était la conséquence de son décrochage. Le reste du train est parti sans nous.
Et toi avec.
***
Le car s'arrête et je saisis mon sac, prêt à descendre. La gare se dessine par la fenêtre, avec ses murs de pierre et ses trains à vapeur. Là-bas, quelque part, un train pour Dakkiar m'attend.
Cela fait à peine deux jours que l'Iris, une organisation rebelle organisant tous types d'opérations contre les actions du gouvernement, nous a libérés, moi et les autres personnes de mon wagon. Deux jours que je suis séparé de toi.
La rapidité avec laquelle l'Iris a réussi à me trouver un passeport m'étonne encore. Ils doivent avoir un contact dans le domaine – ou savoir où en trouver de faux. Toujours est-il qu'après une heure de bus, je suis arrivé à la gare de Nagi, capitale d'Ondis, un aller simple pour Faltan, à Dakkiar, dans la poche. Un départ définitif de ce pays corrompu par la discrimination vers une nouvelle vie plus libre, comme je l'avais toujours rêvé.
Sauf que tu n'es pas là.
Je ne sais pas si je te reverrai un jour ou non, ni si je sècherai définitivement mes larmes un jour. Je n'ai aucune idée de ce que je vais faire une fois à Dakkiar, avec un sac de couchage pour seul lit et un peu d'argent donné par l'Iris – à peine de quoi manger une semaine, mais ça me semble déjà beaucoup de chance.
Peut-être que je vais finir par devoir mendier pour vivre. Peut-être que tu resteras dans un camp pour toujours et que je ne te reverrai jamais. Peut-être que toute cette histoire finira mal.
Mais je garde l'espoir que tout s'arrangera. Que je réussirai à trouver du travail, un logement. Que tu ne resteras pas dans cet enfer et que nous nous retrouverons, un jour, sous les cerisiers de Dakkiar.
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Histoires d'un autre monde
FantasíaPourquoi un deuxième recueil ? Eh bien tout simplement parce que celui-ci regroupe des nouvelles un peu spéciales, qui prennent toutes places dans le même univers fantasy dont j'ai déjà dévoilé les cartes... Plus de détails à l'intérieur ! ^^ P-S :...