Des mots sur des maux

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08/11/2012 ; 6 h 30.

Une journée de plus commence sous la pluie. Je déteste cette saison, je déteste la vie depuis que Lyndson ne fait plus partie de la mienne. Le réveil sonne, mais j'ai encore à peine dormi trois ou quatre heures. Tous mes proches me demandent d'arrêter de penser à elle, de tourner la page, et ils expriment leur inquiétude de ne pas me voir avancer. Mais c'est l'absence de Lyndson qui m'inquiète, c'est ce vide insondable que je ne peux combler. Je tâtonne la table de chevet, cherchant le réveil, puis abandonne et tire sur le câble, mon ennemi et mon meilleur ami. Sans lui, impossible d'être à l'heure. Je chasse mes plaintes : le travail me permettra peut-être de retrouver un sourire. Une tasse de café noir, un bagel, un chignon soigné. Me voilà prête. Encore faut-il arriver à temps aux transmissions pour en savoir plus sur les futures mamans de la journée. Mon métier est devenu ma passion. J'ai toujours aimé les enfants. Il était naturel que je devienne sage-femme. Accompagner les familles à la découverte d'un nouveau membre me rappelle inévitablement mes souvenirs.

Lyndson et moi jouions à la maman chaque jour après l'école. Nous emportions nos poupées partout. Si un parent s'opposait à l'idée de les amener à la messe parce qu'elles « hurlaient », nous nous liguions pour les emmener quand même. J'ai tant de souvenirs avec elle, des souvenirs vécus et d'autres imaginés pour ne jamais l'oublier. Lyndson était une petite fille espiègle, pleine de malice, et ensemble, nous avons fait de nombreuses bêtises, immortalisées dans des albums photos. Ma préférée reste celle que j'ai agrandie et fixée au-dessus de mon canapé. Nous avions six et quatre ans. Lyndson, bien que plus petite, trouvait toujours les meilleures bêtises à faire.

C'était un été brûlant en Arizona, et sous le soleil impitoyable, nous suffoquions de chaleur. Lisa, que j'appelais affectueusement « Mrs Cake », nous avait interdit de sortir. L'air frais de la maison était plus agréable. Je regardais Mrs Cake préparer une Apple pie quand Lyndson me tira par le short pour me faire suivre. La porte du garage, grande ouverte, donnait sur l'extérieur. La veille, ses parents avaient gonflé une petite piscine, mais n'avaient pas eu le temps de la remplir. Nous avons vu le tuyau d'arrosage et avons décidé de nous baigner en sous-vêtements. Je me souviens de ce jour comme si c'était hier : Lisa nous a trouvées dix minutes plus tard, la piscine débordante, le tuyau d'arrosage inondant la cour et éclaboussant tout sur son passage. Nous avons eu très peur d'une réprimande sévère, mais Lisa a trouvé la situation hilarante. Elle a couru chercher son appareil photo. Une tradition s'était installée entre elle et ma mère : figer dans le temps nos plus belles bêtises d'enfants.

« Rien ne dure jamais, seules les photos restent. » Lorsque je regarde cette photo chaque soir en rentrant chez moi, je ne peux m'empêcher de sourire. Lyndson était à moitié aveuglée par la lueur du soleil, ses cheveux blonds illuminant davantage la photo. Nous étions toutes deux aussi rouges que des tomates, le soleil de l'Arizona ne pardonnant pas le manque de protection. Madame Johnson avait eu raison d'immortaliser ce moment, et je ris encore en repensant à cette journée.

Mon appartement est devenu un sanctuaire en son honneur. Je sais, dit comme ça, cela peut paraître étrange, mais c'est loin d'être glauque. Mon petit appartement de 30 m² est un véritable écrin de souvenirs. La vieille cheminée est ornée de photos de notre dernier Noël ensemble, de notre première rentrée main dans la main, de nos anniversaires. Dans un coin, un cactus « Saguero » rappelle mon Arizona bien-aimé. Sur la table basse, une bougie de senteur de lavande du désert diffuse un parfum évocateur. Elle me rappelle le ciel orangé, les tapas au bord du Colorado, les ricochets avec Benjamin, les parties de cache-cache avec Lyndson, nos esprits émerveillés par les histoires amérindiennes racontées par nos mères, et les grillades de poissons de nos pères. À côté, un petit bout de roche ramassé à Wupatki ajoute une touche authentique.

J'ai repeint le mur où est accroché le grand cadre dans un bleu marine, une teinte qui me rappelle nos jupes d'uniformes scolaires. Les meubles de ma cuisine, eux, ont été customisés comme ceux du Diner de notre ville. Ma chambre, quant à elle, est très colorée, un refuge pour me replonger dans une joie enfantine. Je voulais qu'elle soit éloignée de la dure réalité de ma vie d'adulte, loin du vide omniprésent. Mon lit en fer forgé blanc est orné de tapis en forme de pâquerette. Les murs sont peints en tons pastel, et de jolis voilages blancs bordent ma petite fenêtre. La seule pièce laissée brute est le coin salle de bain, accolé derrière mon lit. J'y ai la chance d'avoir une vaste douche à l'italienne et une vasque avec un grand miroir. J'ai aussi conservé les briques apparentes dans le reste du salon, ajoutant une touche de charme authentique à l'appartement.

J'ai besoin de cette présence quotidienne, même si elle est seulement un reflet de ce qu'elle était. Je ne peux pas me défaire de cette promesse faite, et quelque part, mon instinct me crie qu'elle est toujours en vie.

18 h 30 : Poste enfin quitté, je m'effondre presque contre la machine à café. L'arrivée de triplés dans le service quasi plein a été épuisante. Quel bonheur de voir tant de visages heureux, malgré ma fatigue. Je décide d'aller m'allonger dans la voiture, une petite demi-heure, même si la journée n'est pas finie. Après le travail, je descends au rez-de-chaussée, où une ancienne salle de stockage a été transformée en salle de réunion. Deux fois par semaine, le mardi et le jeudi, j'y retrouve une vingtaine de personnes. Nous sommes devenus proches au fil des mois. Cela fait six mois que ma thérapeute m'a envoyée ici, sous une légère contrainte. Je ne le regrette pas. Mes cauchemars sont moins intenses depuis que j'ai rejoint ce groupe. Ici, chacun peut parler librement de l'enfant disparu.

Nous apportons des photos pour que chacun sache de qui l'autre parle. Nous partageons des souvenirs heureux, parfois douloureux. Certains ont aussi le courage de relater leurs cauchemars ou leur tristesse. Ils sont devenus plus que des inconnus touchés par le drame ; ils sont devenus une famille. Paul, Maria, Katherine, Lee, John... la liste est longue. Je peux compter sur eux à chaque instant. Le téléphone sonne toujours à la date fatidique, et mon frigo n'est jamais vide. Combler le manque par la nourriture est typiquement américain, et même si mes origines françaises me poussent vers le vin plutôt que les macaroni, je trouve du réconfort dans ces moments de tristesse. Les jours passent et se confondent avec les cauchemars. J'ai peur de ne plus jamais la revoir. Pourtant, j'y crois encore. Où es-tu ?


La fille de la cave. Tome 1: Celle qui a disparueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant