Le Grand Fleuve des Rêves prenait sa source dans les profondeurs de Ginnungagap, le gouffre né de la collision des terres incandescentes de Musspelheim et des montagnes gelées de Jötunheim. Il jaillissait d'entre les roches, puissant et magnifique, propageant dans son courant la douleur des Géants brûlés et celles des Démons noyés. Leurs sangs entremêlés sillonnaient les Sept autres Royaumes, tel un réseau de veines nourrissant les organes d'un titan.
Leur complainte attirait les âmes exténuées des Vivants, qui, à la nuit tombée, se confiaient au flot noirci par le sacrifice. Le Fleuve les entraînait, aussi aisément que l'Océan balaie les marins tombés de leur navire. Pour les esprits qui trouvaient la force de se hisser à la surface, les berges révélaient ce que même les Nornes ne voyaient pas. Les désirs, les vices, les regrets, les culpabilités. Tout ce que les Vivants enterraient et n'osaient murmurer, par peur ou par fierté. Ce qu'ils nommaient Cauchemars, le Fleuve le leur imposait sans relâche. Là persistait l'héritage du Feu, celui qui ne s'éteint qu'après avoir été affronté.
Les Rêves n'en étaient que pour les âmes pures, étrangères à la souffrance, et elles se faisaient rares. Porteur de Corruption, Yggdrasil tapissait le lit du Fleuve de pêchés, de fautes et de rancunes. La légèreté et le soulagement n'y étaient qu'illusoires.
Pourtant, Sygn y croyait. Enfoncée dans les ténèbres tièdes, lavée des tensions et des entorses, son corps ne pesait plus rien. Ses vêtements flottaient autour de ses membres, suspendus dans l'espace et le temps. Son cœur battait et chacune de ses percussions se propageait dans ce grand Tout qui l'accueillait. Elle était le centre de cet univers, la Déesse-Mère d'un monde stérile. Il lui était difficile de savoir jusqu'où portrait sa vision dans cette poche grise et uniforme. L'écho lointain des chants de Ginnungagap absorbait tourments et réflexions. Le Fleuve nettoyait les plaies et Sygn gagea que bientôt, elle oublierait en avoir jamais eu. Une éternité paisible se profilait.
Seulement, tel n'était pas le dessein du Grand Fleuve.
De sa brume, se détacha le spectre gracieux d'une créature familière. Le cœur de Sygn tressauta et le Fleuve gronda. C'était le grondement de la foule qui acclame son champion, l'excitation avant une apparition annoncée.
Spiegel venait d'apparaître. Huit longues nageoires avaient germé de ses flancs mais Sygn l'aurait reconnue au milieu d'une harde de mille chevaux. Spiegel avait l'aisance d'un animal marin ; ses mouvements tranquilles évoquaient ceux d'une baleine, l'ondulation délicate de sa crinière, celle de la chevelure d'une sirène. Un voile tissé d'écume et d'algues diaphanes soulignait sa nage, sa danse posée sur la voix du Fleuve.
Plus que tout, Sygn désirait l'étreindre et ressentir la chaleur de son large poitrail. Le Fleuve se mit à battre lourdement contre ses oreilles. Elle n'y parvenait pas. Spiegel était un insaisissable fantôme et elle, une statue qui s'enfonçait, appesantie par d'imprononçables excuses. Les larmes qui salaient ses joues pouvaient être les siennes ou celles des Géants et des Démons. Le Fleuve la confinait avec ses regrets, lui volait sa tristesse et la privait d'indulgence. Son eau n'était peut-être faite que de cela, pensa Sygn. De tout ce qu'elle avait perdu et qu'elle ne pouvait plus retrouver. Siegfried l'attendait peut-être au fond de l'eau. Peut-être avait-il envoyé Spiegel pour la guider jusqu'à lui. Peut-être la regrettait-il ? Peut-être l'attendait-il à la Maison dans l'Arbre. Peut-être avait-il abandonné ses grandes ambitions.
Spiegel avait cessé son ballet et se tenait suspendue aux côtés de sa cavalière. Les bulles d'air soufflées par ses naseaux remontaient lentement, claires et rondes comme des lampions montant vers le ciel. La-haut, se distinguaient le halo clair d'une lune qui brillait jusque dans ses yeux, que le monde des Vivants gorgeait constamment de ténèbres.
VOUS LISEZ
[Réécriture TOME 1] L'Enfant d'Asgard
Fantasy-- Depuis toute petite, Sygn ne rêve que d'une chose : parcourir les contrées les plus dangereuses d'Yggdrasil aux côtés de son frère Siegfried, heureux élu d'une glorieuse prophétie. A l'écart de tous, tous deux grandissent, bercés par les récits d...