Chapitre 40 : Les derniers vanes

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Freyr se souvenait du blé qui jaillissait des champs, si doré qu'il rivalisait avec les rayons du soleil. Il se souvenait des arbres qui croulaient sous un fardeau de fruits sucrés et parfumés, du bourdonnement des abeilles, du pollen flottant dans la brise, du miel sucrant le lait du matin, des fleurs blotties dans les cheveux des courtisanes, du vin qui réchauffait ses soirées, de la chair qui embrasait ses nuits.

Les semaines s'égrainaient et rien ne fleurissait. La terre demeurait stérile à ses prières. Il en revenait chaque soir, le front dégoulinant de sueur et de la crasse jusque sous les ongles. Freya ne l'accueillait plus, alors c'était une servante qui le prenait en pitié. Elle lui préparait des bains chauds dans lesquels fondaient toutes ses douleurs. Cette fille lui plaisait bien. Ses joues rouges lui rappelaient les pivoines sur les balcons de Freya. Il aimait la douceur de ses mains quand elle grattait la saleté sous ses ongles en assurant, de toute sa candeur, que le lendemain serait un jour meilleur. Freyr lui souriait, un peu amorphe, trop las pour la contredire, trop peureux d'anéantir ses espoirs.

Après l'avoir aidé à passer une robe de chambre sur ses épaules, elle l'accompagnait jusqu'à ses appartements. Il s'y bousculait autrefois autant d'hommes et de femmes désinhibés qu'il n'y avait désormais de grains de poussière sur les boiseries. Freyr passait les doigts sur une commode. Sous la poussière, encore la poussière. Un million de particules des gens de Vanaheim que rien ne pouvait ramener. La fatigue l'écrasait trop pour l'en émouvoir. Toutes ses larmes avaient coulé sur la terre qui ne lui obéissait plus.

Les yeux clos, béni par les caresses somnolentes de la servante, le sommeil ne lui était pas accordé tant que les sanglots de Freya résonnaient dans la pierre blanche. Alors, quand son amante percevait sa tourmente, elle se redressait, feignant l'étonnement, puis elle plongeait les doigts dans son épaisse chevelure poivre et sel, et couvrait les lamentations par une vieille comptine de Vanaheim.

De l'autre côté du mur, sa voix parvenait jusqu'aux oreilles de Freya. Assise devant sa coiffeuse dont le miroir avait été couvert, la déesse passait des heures dans l'obscurité, à brosser sa chevelure qui ne cessait de ternir. Son éclat, que Saga vantait dans chacune de ses histoires, tombait sur le sol, à chaque larme d'or qui dévalait sa joue.

Assourdie par cette chanson que fredonnaient les mères de Vanaheim à leurs enfants, étranglée par la peine, Freya quittait sa chambre et errait dans son propre palais comme un fantôme. Dans sa robe de laine trouée, ses pas la ramenaient inexorablement au même endroit.

Sur le balcon, bordé de jardinières dans lesquelles toutes les fleurs avaient fané depuis des lustres, Freya ne tirait plus aucun plaisir, plus aucune paix à observer la cascade qui marquait le centre de sa demeure. Avant, c'était là, en contrebas, que chatouillés par les remous, jouaient les enfants de ses serviteurs et où, passées les heures du jour, dansaient les corps, éclataient les rires et toute la vie des Vanes. Désormais, l'eau ne coulait plus, la cascade s'était asséchée.

La lumière de la lune n'était plus accueillie en cette place. Tous les miroirs, même ceux destinés aux astres, avaient été brisés ou recouverts depuis des jours déjà. Depuis que Freya ne supportait plus de voir son visage se friper comme une vieille pomme. C'était de l'amour qu'elle tirait sa beauté, mais que restait-il à chérir sur un tas de cendres ? Même ses chats, ses deux princes, s'en étaient allés. La famine les poussait aux côtés de Skadi, qui, des semaines durant, partait en chasse, sur des territoires toujours plus éloignés.

Le cœur de Freya se mourrait. Dans ces couloirs où soufflaient le froid et la solitude, ses princes lui manquaient. Elle se languissait de la douceur de leur fourrure bleutée qui réconfortait ses doigts crispés de rhumatismes, de leurs traits racés, de leur port de tête altier, de leurs yeux perçants qui se faisaient les gardiens de la noblesse passée de leur maîtresse adorée. Eux seuls paraissaient encore se souvenir d'elle comme d'une Reine et parfois, Freya doutait d'être encore digne de leur affection.

[Réécriture TOME 1] L'Enfant d'AsgardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant