Chapitre 20 : Le tribut

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L'eau tiède épousait les pas de Lokten. Dans ses veines, le sang avait adopté une température si proche, qu'il distinguait à peine la limite de sa propre chair. Des poissons argentés se faufilaient entre ses jambes et ses mains, sans s'offusquer de sa présence. Ils l'acceptaient comme ils acceptaient les contours des berges et des branches flottées. Depuis la caverne, le territoire des algues n'avait de cesse de s'étendre, si bien qu'il formait désormais une couverture moelleuse déposée sur le lit caillouteux de la rivière. De temps à autre, Lokten avait scruté son reflet. En quelques heures, abreuvé de l'eau prodigieuse, une mince musculature avait recouvert son squelette et sa peau transparente avait pris la teinte opaque du lait.

La brise qui chatouillait ses mèches soufflait en même temps qu'il expirait et le courant de l'eau suivait celui de son cœur. Quelle étrangeté que d'appartenir à un tout, à quelque chose de plus grand que soi. Les loups l'avaient convié à leur repas et désormais, la rivière lui ouvrait ses bras. Nourri et repu, soigné et apaisé. Cependant, son corps avait la triste tranquillité et la beauté fade d'une maison neuve, propre mais désespérément vide, car nul semblable de s'était encore présenté à lui. Les plantes le repoussaient vers les bêtes et les bêtes vers les plantes. Nulle créature qui parut pensante ne fut encline à communiquer. Le cerf avait cédé son dernier souffle, les loups s'étaient inclinés, et la rivière dévalait son chemin trop vite pour qu'il n'espère la rattraper. Tout cela était-il si différent de sa prison ? Lokten ignorait qu'un tel sentiment portât un nom, et pourtant, il était dramatiquement commun.

Lokten se sentait seul mais, pour la première fois de son existence, cela le dérangeait.

Et c'est dans l'espoir de voir ce spectre sans nom disparaître qu'il poursuivit son chemin, les pieds dans l'eau. Il avança, sans ralentir, et ce, tout le temps que dura la course du soleil. Il se trouve que le périple de Lokten prit fin quand l'Astre entama sa descente vers l'horizon. La rivière se jetait non dans l'océan, mais dans un lac à la surface si parfaitement lisse et argentée, qu'elle ouvrait une fenêtre sur le ciel mauve et parsemé d'hématomes nuageux, qui la surplombait.

Ce spectacle de couleurs ne retint qu'un instant l'attention de Lokten. Sur la rive opposée à lui, il découvrit deux êtres qui, comme lui se tenaient sur deux jambes, possédaient deux bras, des cheveux, une peau claire et un visage bâti selon un schéma proche. Dissimulé dans les roseaux, il préféra observer la scène avant d'envisager en comprendre quelque chose. Il les vit, échangeant paroles, caresses et sourires. Tout cela ressemblait à une langue étrangère dont l'harmonie sautait aux yeux, même à cette distance. Un homme et une femme, deux êtres qui n'en formèrent qu'un, le temps d'une fusion faite de spasmes et de soupirs qui firent vaciller la surface de l'eau et la forêt tout entière.

Elle - la femme qu'il ne connaissait pas, n'était pas comme lui - que Lokten n'identifiait que trop bien. Elle tenait une posture particulière. Elle le défiait mais il approchait. Leur échange était une danse dont eux seuls connaissaient les pas et le rythme.

Le vide, dans la poitrine de Lokten, s'élargit douloureusement. Son esprit se repliait sur lui-même ; et dans ces replis s'épanouissait la solitude comme la pourriture dans les angles d'une prison. L'avait-il réellement quittée ? La chaleur remontait de ses pieds à sa poitrine, où elle explosa en entraînant une remontée acide dans la gorge de Lokten. Il aurait parfaitement admis qu'un acte aussi primaire ait pu causer guerres et dommages. Et les griffes de la jalousie continuaient d'élargir le trou béant dans son cœur au point de l'en rendre furieux.

En entendant leurs râles et leurs gémissements, il se persuadait de les trouver pathétiques. En vain. Les ténèbres continuaient de se repaître de lui. Doucement, insupportablement. Au fond, il était toujours en prison. Ces sourires, ces caresses, ces douces attentions et ces pensées, il n'en était pas l'objet. Il détestait autant Lazare que cette autre qui le choyait. La peur lui crispait les articulations quand il s'imaginait se montrer au grand jour. Il maudissait ces deux-là de s'être trouvés, de ne pas connaître la peur qui secouait son estomac.

[Réécriture TOME 1] L'Enfant d'AsgardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant