Chapitre 12 : Quelque chose

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Quelque chose s'était effondré. Sans un bruit, sans un éclair, sans avertissement. Au mépris des uns, qui l'avaient entouré sans remarquer sa présence et des autres, qui avaient eu à cœur de l'éviter.

Quelque chose qui n'avait pas existé durant des siècles, qui s'était soudainement élevé avant de se disloquer. Son existence avait été le foyer d'une créature, faite solitaire et singulière, et deviendrait bientôt l'antre de terribles conséquences. Elles se propageaient déjà, spectres insaisissables et silencieux dans la nuit. Plongeant dans la brume, se noyant sous ses nappes opaques. Leur souffle glacial se déversait dans la forêt d'Au-delà des Murs et mourrait au pied des hauts remparts de la Cité. Ô, il ne faudrait pas longtemps avant qu'ils ne contaminent la pierre, l'imprègnent et qu'elle s'effrite. Les Murs tomberaient, les illusions de leurs bâtisseurs avec eux.

La chose qui était née dans cette bulle toute juste éclatée n'avait rien connu en-dehors du vaste cocon maternel, étouffant et hermétique. L'air de l'extérieur la paralyserait ou la plongerait dans une euphorie proche de la folie. Il n'était pas rare que les animaux dont on finissait par ouvrir la cage décident d'y rester pour y mourir. Ceux qui en rongeaient les barreaux, ceux qui grattaient le sol, en revanche, s'élançaient pour ne jamais revenir.

Sans le savoir avant cette nuit-là, c'est cet instant précis que Lopten avait attendu. Celui où enfin, elle découvrirait de quel bois était fait cet être mystérieux dont elle n'avait connu que la silhouette ronde, bombant le ventre de Torunn.

Quelque chose de sombre tournoyait dans ses entrailles depuis presque trois décennies. Une nuée de corbeaux, croassant rancœur, peine et impuissance. Et Quelque chose les avait pulvérisés, quelque chose qui marchait sur le tapis fait de leurs plumes et qui savourait les rayons d'un soleil demeurant lointain. La tension dans ses épaules et son cou se dénoua. Cela faisait bien longtemps que Lopten n'avait pas contemplé la ronde des étoiles dans la voûte nocturne. Il lui sembla avoir manqué un siècle entier d'une beauté ordinaire et pourtant envoûtante. Ce spectacle-là lui manquerait, à n'en pas douter. La lune ne brillait pas dans tous les royaumes. Elle ne brillait pas au-dessus de toutes les têtes et ne s'offrait pas à tous les regards. Se dévoilerait-elle au prisonnier enterré loin de ses rayons ? L'éblouirait-elle ? Lopten aurait aimé l'accompagner. Elle aurait aimé pouvoir couvrir ses yeux et admirer la teinte de sa peau sous la lumière d'argent. Sourirait-il ? Tendrait-il les bras pour tenter d'en attraper la douce lueur ? Quelqu'un d'autre aurait le privilège de lui tenir la main. La solitude ne devait pas être la première compagne d'un innocent condamné. C'est tout ce qui comptait.

La Forêt sommeillait sous son manteau de neige quand retentit le galop tant attendu. Lopten se fondit dans les ombres. Rien ne devait interrompre ce baptême. Ne restait d'elle que deux yeux, jaunes et fendus, qui suivirent la cavalière surgie par-dessus les troncs battus par les tempêtes passées. Engoncée par un monticule de fourrures, elle serrait si fort les jambes autour de son cheval que tous deux ne formaient plus qu'un être, déterminé et téméraire dans les ténèbres. Un tel élan connaîtrait son premier obstacle avant le matin. Lopten avait déjà observé cela. Le prisonnier qui saisit sa chance, qui s'éloigne sans savoir réellement où aller ou que faire. Celui-là finissait par stopper net sa course une fois sa cage engloutie par l'horizon, avant de se laisser rattraper par ses geôliers. Cela ne devait pas arriver.

Cette nuit-là, Lopten ne fut pas différente des fantômes. Elle glissa d'une ombre à l'autre, observatrice curieuse et impatiente. La course l'emmena jusqu'à l'orée des bois. Là où se dispersait la végétation nue et où cessait le territoire imaginaire de la fugueuse, là où débutait le reste du monde. Et, ainsi que prédit, le soleil n'était pas encore visible.

[Réécriture TOME 1] L'Enfant d'AsgardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant