Perla Costa
Mais toi, tu as embrassé un démon.
Mes yeux s'écarquillent dans la stupeur, il ne le voit pas. Il remet mon voile en place, de manière à ce que l'on ne voit plus ma bouche teintée de rouge foncé. Mes pensées grondent dans mon crâne et je n'arrive pas à me concentrer à cause du bruit qui règne dans cette salle. La musique, les cris de joie, les pleurs de certaines femmes, les embrassades et les chants italiens que je ne reconnais pas. C'est le chaos et j'ai l'impression que je vis tout au ralenti, comme spectatrice de cette scène alors que je suis la principale intéressée. Vicente entrelace nos doigts et me dirige vers les marches, afin de descendre de l'autel, et ainsi défiler sur le tapis champagne, main dans la main, mari et femme. En passant, des invités qui me sont complètement étrangers nous jettent du riz, des pétales de rose rouges. Certains d'entre eux me touchent comme s'ils voulaient me prendre dans leur bras, d'autres me frôlent comme si le contact de ma peau portait chance. Je suis embarquée par l'enthousiasme de Vicente malgré moi, et alors que je tente du mieux possible de reprendre contenance, ces petits mots résonnent à nouveau dans ma tête. Ils se répercutent dans mon crâne et la peur s'immisce en moi.
Mais toi, tu as embrassé un démon.
Qu'allait-il me faire ? Avait-il un plan pour moi ? Pourquoi avait-il accepté cette union, ce mariage ? Qu'avait-il à y gagner ? Moi, j'y gagnais la vie. J'y gagnais la survie de mon père, bien qu'il m'ait, en réalité, tuée. Mais Vicente, lui qui avait déjà tout : l'argent, le pouvoir - qui serait bien plus grand encore par la suite -, les femmes, la domination... Que lui fallait-il de plus que je pouvais lui apporter ?
On passe les grandes portes blanches et quitte la salle de cérémonie. Soudainement, Vicente me lâche la main et son sourire disparaît instantanément. Ce n'est que lorsqu'il a laissé tomber ma main que j'ai réalisé que sa poigne était douloureuse.
— Pourquoi sommes-nous sortis ? demandé-je poliment.
Il me regarde avec mépris. Il doit penser que je suis stupide. Stupide, je le suis, car je n'ai pas fui. Car j'ai menti à Eusebio en disant que j'étais certaine de faire cela. Oui, je suis stupide, car j'aurais dû prendre mes jambes à mon cou et laisser toute cette merde derrière moi. Si j'avais répondu au garde du corps par la négative, qu'aurait-il fait ?
— On prend le repas dans la salle à côté et nous devons arriver les premiers, explique Vicente. C'est la tradition : ce sont les mariés qui accueillent les invités. Après l'accueil, tu pourras changer de robe. Tu seras plus à l'aise sans cette longue traîne qui te suit partout.
Je hoche la tête. Avant d'être marié, ce sont les invités qui accueillent les fiancés. Après, c'est le contraire. C'est une drôle de tradition mais elle est sympathique. Elle l'est bien plus que celle du voile de la vierge.
J'ai hâte de quitter cette robe lourde et trop longue pour moi. J'ai aperçu la deuxième robe préparée pour moi, il s'agit de la même que je porte actuellement, mais en version courte. Même le voile sera à une longueur raisonnable, il ne touchera plus le sol. Mes jambes seront dénudées. J'ai été un peu surprise au début, mais il parait que c'est le choix de Vicente. Qu'il en soit ainsi.
Vicente lisse sa veste de costume et ouvre les portes devant nous, blanches elles aussi, avec des poignées en bronze. La salle est deux fois plus grande que celle dans laquelle on s'est dit oui. Une table immense en forme de U trône à droite de la pièce. Au milieu du U, se situe une table pour deux personnes, décorées différemment du reste. C'est notre table. La table d'honneur. Et nous sommes au centre de l'attention.
Sans savoir exactement ce que je dois faire, j'avance, suivant de près Vicente. Il se tourne vers moi, je m'approche de lui et me mets à sa droite. Je regarde les portes ouvertes et j'entends du bruit venant d'à côté. Ce sont les invités qui se déplacent pour qu'on puisse les accueillir ici, et ainsi prendre le repas. Ce sont les dernières heures que je vis, en étant vierge. Je ne suis pas encore souillée ni complètement terrifiée, même si sa seule présence suffit pour faire trembler mes jambes. J'aurais tellement aimé faire l'amour pour la première fois avec un homme que j'aime, et qui m'aime en retour. Ce sera pour une prochaine vie, j'en ai peur.
Je jette un rapide coup d'œil à Vicente. Il a un magnifique profil. Une bouche symétrique, une peau sans imperfections, un nez légèrement pointu. Une mâchoire marquée.
— Tu m'observes ? lâche-t-il.
— Non, je...
— Ne t'inquiètes pas, dit-il en posant sa main dans le bas de mon dos.
Je me raidis.
— Tu pourras m'observer toute la nuit, dit-il au creux de mon oreille.
Je n'ai pas le temps de répondre que la foule d'invités arrive. Je remets alors mon masque de la mariée heureuse et sourit, rigole, les accueille avec fougue et enthousiasme. Je ne sais pas ce que je dois anticiper, la manière dont je dois me préparer pour notre nuit de noces. Tout ce que je sais, c'est que j'ai peur.
J'ai peur d'être seule avec lui.
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Madrina
Romance« Perla Costa, la seule soldato féminine de la Cosa Nostra, forcée à épouser Vicente Abruzzo, le futur Capo, afin d'éviter la mort. Elle est déjà morte deux fois : la première, lorsque son père l'a offerte en mariage à la famille Abruzzo. La second...