I. D'invisibles barreaux

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CHAPITRE I
D'invisibles barreaux



Si l'Essence décide de tuer ses enfants, elle est maitresse en sa demeure.

Livre premier des Ecrits fondateurs, Précepte de base.

L'île aux Essences est une prison.

Ses invisibles barreaux sont faits de puissance. Celle des Gardiens des portes, mais aussi du Suprême, qu'on ne voit jamais, mais qu'on perçoit passer en ces lieux sans bruit et sans ombre. Et celle de son fils, le terrible chef des armées, l'inflexible Slaetan qui me hait, autant que je le hais.

Il n'y a pas un endroit plus beau à la Rive. C'est ce qu'on dit, ici. Et, bien que j'y sois enfermée, je ne peux pas nier que ma cellule est un tableau somptueux.

Toutes les couleurs de la vie règnent sur l'île.

Depuis une semaine que je vis parmi les Serviteurs, je n'ai exploré que quelques kilomètres de l'île. Mais ça m'a suffi à découvrir des teintes florales que j'ignorais exister, des odeurs inédites, d'épice et de sucre mêlées, et de cette touche unique de vie qu'on ne trouve que dans cette faune précise. Mon oncle m'en avait déjà parlé : des espèces endémiques habitent l'île, végétales et animales, elles règnent ici, et uniquement ici, depuis des millénaires.

Et je pourrai passer ces heures à m'en extasier, si tout n'était pas si grave et si triste, en dehors de l'île. Si Araphël n'avait pas disparu, si James n'était pas trop faible pour venir me chercher, si je ne me sentais pas intruse parmi les élus de l'Essence.

Le quotidien que mènent les Serviteurs me fascine, autant qu'il me débecte. Et si personne n'a conscience en ces terres de ma haute trahison, du camp que j'ai choisi depuis longtemps et plus encore depuis que j'ai gouté aux lèvres de l'Adversaire, moi, je m'en souviens chaque seconde qui s'écoule sous la douceur du soleil.

Je fais semblant.

Dès le réveil, et jusqu'au soir où je m'endors dans la chambre qu'on m'a attitrée au Palais, je déguise mes intentions, maquille mes traits d'innocence, apprends à mentir sans mot, puisque les mots refusent de franchir ma bouche lorsqu'ils sont faux. Et même ainsi, ça reste très douloureux. Sourire m'attaque le visage, regarder dans les yeux ceux à qui je ne dirai pas de vérité me brûle la rétine. Je peine à marcher pour les rejoindre suivre mes leçons, je peine à les fixer en retour, à réciter les Ecrits Fondateurs qu'on me demande de retenir.

Je vis dans le mensonge, et dans la douleur.

Et je n'ai jamais été aussi seule.

Le premier jour, après que Malagy m'a soufflée, plus ou moins de force, devant les portes qu'elle garde, Drick m'a promis qu'il préviendrait mon oncle de ce séjour qui n'a pas de date butoir. Qu'il le rassurait régulièrement quant à ma santé, mes progrès, mon « bonheur » auprès d'eux.

James me connaît, pire, il me sent. Il doit entendre combien je souffre de tout ce maquillage à outrance que je tartine sur mes émotions. Il doit se tordre, dans la demeure de verre, incapable de m'aider, faible et mourant, pendant que je subis notre séparation, sans pouvoir, moi non plus, rien y faire.

On me forme à ma Consécration, et il n'y a qu'avec elle que je pourrai être utile. A la Rive, comme à mon oncle. Même si elle me demande de m'amputer de mon membre le plus cher.

Je pense à lui, plus qu'à quiconque. Araphël, Chost, Néhala, viennent me submerger de tristesse une fois que je me suis déjà écroulée en songeant à James. La maigreur de James. La solitude de James. Sa fin, imminente.

La Troisième Rive, tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant