Nb : Le chapitre était long, je l'ai donc coupé en deux. Vous avez ici la petite suite du chapitre précédent.
Alors, de quoi s'agit-il cette fois ? Elle me hait à cause de mon choix, James, ou à cause de ma naissance, qui a tué sa sœur ? Qu'est-ce que j'ai indirectement provoqué, chez elle ?
Ils ont dû en parler des heures, tous les deux. Je peux me figurer leur conversation, le ton du Degré, la rage de sa soldate, leur mépris commun pour moi, leur dégoût.
Si seulement je pouvais m'enfuir.
Je suis coincée sur ce bout de terre, en plein océan annexique, sans mon Essence complète, et sans aucun contact avec les rares personne qui m'aiment. Je ne peux même pas leur écrire, on refuserait d'envoyer mon courrier, ou on le filtrerait pour retrouver l'Adversaire. Même Jacques serait...
Jacques !
Il a une sœur, lui aussi. Une Serviteur sévère, très engagée dans la cause ! Ce serait logique de la retrouver dans cette cité.
Comment s'appelait-elle, déjà ? Mince, aucun souvenir. Mais il me suffit de... de quoi ? Demander à un des gardiens où se trouve Dam Langlois ? Est-ce qu'il y a des archives au moins dans ce Palais, un registre, des adresses ?
C'est vertigineux, la solitude, quand on ne l'a pas choisie. J'ai cru que je l'avais apprivoisée, avec l'expérience. Mais non, on redevient très vite novice dans ce domaine. Dès qu'on prend pour habitude d'avoir un peu d'amour, s'en priver c'est plonger dans l'abysse.
J'ai froid, à l'intérieur. Il me manque la chaleur profonde de mon oncle, de ma Néha, de mon rhéteur. Parfois de Chost, aussi. Pas le même manque qui m'a abîmée, pas celui du cœur atrophié ou du ventre vide ; je manque de son rire, de son pétillement, de la personne toute entière. Pas de notre lien.
Et je me retrouve ici, devant cette feuille sans réponse, dans la chambre vide de ma prison colorée.
Oui, la vue est belle.
Brouillée un instant par un intru. Un corbeau bleu, qui vient de se percher sur le rebord de ma fenêtre ouverte, et qui se met à croasser allègrement à un petit mètre de moi.
— Va voler ! Allez !
J'agite les deux mains, mais ça ne l'effraie pas une seconde.
— Dehors, allez, tire-toi !
Ça ne suffit pas ; je dois me lever, faire du bruit avec ma chaise, approcher ma main. Le corbeau, au lieu de reprendre sa route dans les airs, entre carrément dans ma chambre. Il y vole, en rond, autour du plafond très haut. Il va déféquer sur mon sol, je le sens. Le soleil va bientôt se coucher, pourquoi ne sort-il pas avec ses copains corbeaux pour aller emmerder quelqu'un d'autre ?
Je pousse le bureau sur le côté, pour pouvoir me pencher complètement à la fenêtre. Oh, je crois comprendre ce qui lui arrive. En bas, sur les étendues d'herbes qui mènent à la plage, un petit prédateur adorable fixe la cachette de sa proie. C'est à dire : l'entrée de fenêtre où je me trouve.
C'est un renard, au poil étonnement sombre. J'ignorais que ça existait, des renards noirs. Une seule ligne de roux parsème sa queue et termine les poils de ses pattes. C'est franchement joli. Il est tranquillement assis sur un carré d'herbe, ses yeux de miel fixés en hauteur, à attendre que le volatile ressorte de ma cellule.
Et je ne saurai expliquer pourquoi, il m'en veut d'accueillir son repas du soir. Comme si c'était de ma faute s'il avait manqué de discrétion au point que le corbeau s'envole jusqu'ici.
— J'y suis pour rien s'il t'a entendu !
Le renard se redresse sur ses quatre pattes rousses, et c'est à présent moi, qu'il regarde. Je suis certaine que c'est un reproche. J'aurais dû laisser ma fenêtre fermée, voilà ce qu'il me dit au travers de ses billes oranges et ténébreuses.
Qu'il aille se faire voir ! Et cet oiseau impossible, aussi ! Il fait trop de bruit. Je tire la langue au renard, je ne sais pas bien pourquoi, il m'a agacée à m'accuser de son propre échec, et après plusieurs pirouettes ridicules dans ma chambre, je parviens à chasser le corbeau bleu.
Je referme d'un geste sec mes deux fenêtres, tire les rideaux, et me réfugie sur le matelas délicieux où je dors si bien. C'est déjà ça de positif, que mes nuits soient douces. Araphël serait fier de voir que je ne me plains pas de tout.
Avant de partir, il m'a dit « ne laisse personne te briser ». Et il m'a dit, aussi, à l'oreille « Alors règne. »
Je ferme les yeux pour mieux le revoir, l'entendre, le ressentir. Son odeur de miel. La chaleur de ses paumes. La texture de sa bouche.
Sa voix, insolente et toujours teintée d'agacement et de malice. Le feu dans ses yeux. Ses larmes, à la mort d'Iktou, sa passion pour la vie, l'Histoire, l'intellect, et le toucher...Sa passion pour le toucher.
« Alors règne ».
Il serait tellement déçu. Je m'endors sur cette dernière pensée, plus triste que les autres.
Au réveil, après ma toilette solitaire, j'attends sagement Drick, qui vient me chercher, comme tous les matins, et qui m'amène derrière la face sud ou Malagy se chargera de m'entrainer.
Mais en descendant les marches extérieures, je m'étonne de trouver un chemin de plume. Bleues. Le gardien les repère également, et commence à balayer, tandis que je cherche deux yeux orangés devant, derrière, à droite...jusqu'à les repérer, planqués derrière le roché qui mène à la plaine.
Le Renard a obtenu son dîner, et souhaitait s'en vanter. Là encore, sans pouvoir l'expliquer, je comprends ce que son museau frétillant est en train de me raconter : « et toc, j'y suis arrivé sans toi ».
Je lui souris, il redresse une gueule fière, et me tourne le dos, sa queue rousse joliment ébouriffée me nargue à son départ.
Et ça n'a peut-être pas de sens, c'est vrai, mais je me sens tout à coup beaucoup moins seule.
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La Troisième Rive, tome III
RomanceTome III. Dernier volet de la trilogie de La Troisième Rive. Hélianne doit faire face à de nouveaux combats. L'Ile aux Essences s'avère bien plus mystérieuse et bien plus complexe qu'elle ne l'avait envisagé. Complots, secrets, guerres, dans ce de...