VI. L'affrontement (1)

75 17 57
                                    

VI. L'affrontement (1)




Deux heures ont passées. L'allégresse de la fête me permet de m'évader, même si je sais que c'est illusoire, de la surveillance des Gardiens. Ils ne sont évidemment jamais loin, ou jamais négligeant quant à ma position sur l'Île, mais je me suis octroyée le droit de quitter la réception, pour m'asseoir sur les marches blanches, devant le Palais.

Tikky m'y a rejointe.

Il est farouche, décidant de lui-même si je peux le caresser ou non. Il a tout d'abord reniflé les herbes qui poussent entre les dalles du marbre, a tenté une approche avant de bondir se réfugier derrière la face ouest du Palais, puis le revoilà. Il se contente de s'allonger sur la marche où je suis assise, ses pattes avant croisées l'une sur l'autre, et de regarder dans la même direction que moi. C'est à dire vers les lueurs de la ville, plus bas.

Au-delà d'elle, les grandes portes de l'Île, et l'étendue du ciel noir, plein d'étoiles.

Je contemple la beauté de cette cité gardée par la puissance pure depuis un temps indéfini. Je repense à mon parcours, celui qui m'a amenée à choisir Araphël, quel que soit le destin qu'il réserve à la Rive. Je repense à mon oncle, à nos premiers pas l'un vers l'autre, hésitants et maladroits.

Je repense au Stikos.

Tout ça est si loin, à présent. Quelques mois à peine me séparent de cette vie où seuls mes cycles comptaient, et il me semble qu'ils sont plus âgés qu'un siècle entier.

Où est passée ma rhétorique ? Mes premiers émois ? Où sont passés les crampes au ventre et les tremblements délicieux ? Les baisers volés dans les salles secrètes du Stikos ? La volonté d'être la meilleure ? L'orgueil à défendre mon nom ? Chost, Néha, les Vénérables, mon vieil ennemi de Nhils ?

Tout ce qui faisait de moi une Continentale. Tout a disparu.

Mon soupir alerte Tikky. Discrètement, il change de position, pour que sa sieste l'amène plus près de ma cuisse. Je le remercie d'un regard pudique, puis reprends ma contemplation attristée.

— Merci, merci infiniment !

Derrière moi, l'adolescente qui vient d'être consacrée serre contre elle le corps élancé du Degré. S'il est raide dans son étreinte, comme tout Passeur trop sensible aux émotions de la Rive, il la lui rend tout de même, d'une tape symbolique dans le dos. Puis recule aussitôt d'un pas, pour ne pas prolonger le supplice. Elle s'excuse du contact en baissant le visage.

— Ce n'est rien, concède Slaetan. Je le mets sur le compte de la baie.

Elle glousse ; c'est une très jeune femme qui rougit devant le plus beau des guerriers de l'Île. Lui, il la regarde telle qu'elle est : une ado, sans doute amoureuse, qu'il a formée, sans aucune arrière-pensée. Je pense que c'est douloureux pour elle. Il la traite comme une petite sœur, quand elle voudrait être une femme à ses yeux.

— Tu viens fêter ça dans la cité ? demande-t-elle comme on supplie.

Le Degré me remarque alors. Il avait entrouvert la bouche pour lui répondre, quand il annule son mouvement. Sa bouche se referme, le temps de bien serrer les mâchoires, puis, sans jamais cesser de me lacérer le regard, il s'adresse à elle :

— Tout à l'heure. Laisse-nous, Aya.

Elle me fixe un instant, fronce les sourcils devant mon absence d'Essence, mais obéit sans un mot de plus.

Slaetan attend qu'elle ait descendu les marches pour rejoindre la ville, avant de faire un pas vers moi. La silhouette de la jeune Serviteur diminue de secondes en secondes. Le silence est lourd. L'air chargé de haine.

La Troisième Rive, tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant