IX. Le degré des gestes

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IX. Le degré des gestes 



Il est celui qui voit : ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera.Livre deuxième des Ecrits Fondateurs, le rôle de l'Oracle, poème terce.




— Ce qui sera, n'est-ce pas ?

— Pardon ?

Ma conteuse s'interrompt, sans dissimuler son agacement, en plein chapitre sur le règne des Passeurs. Je connais déjà ce chapitre : ils ont régné sur la Rive, leurs dons étaient encore libres, il n'y avait ni Suprême, ni triangle fondateur, et bla et bla et bla.

Non, ce qui m'intéresse, ce matin, c'est cette notion de pré-voyance, chez l'Oracle.

Parce que je m'interroge depuis mon réveil, cette nuit. Et que je n'ai pas réussi à me rendormir, sous l'assaut de mes questions. D'autant plus que Tikky s'était glissé dans ma chambre pour la première fois, mais encore impossible de le câliner. Les renards, en tout cas le mien, incarnent une vraie leçon sur le consentement. Je ne le toucherai que quand et où il le voudra. J'ai déjà saisi qu'il était interdit de ne serait-ce qu'émettre l'idée d'approcher une main de son ventre.

C'est noté.

Ce matin, donc, j'ai rejoint la bibliothèque la tête lourde de sommeil et d'interrogations. Et qui de mieux que ma taciturne, sévère, froide et néanmoins puits de savoir de conteuse attitrée pour y répondre ?

Mon doute principal, terrible et profond, concerne la ligne du temps qui semble s'être distordue depuis deux nuits.

Je vois ce qui sera.

Et l'anxiété qui grignote mes chairs en continue naît d'un second doute : et si c'était déjà le cas, avant ?

Et si certains de mes rêves résultaient déjà d'une vision d'avenir ?

Et si je n'avais pas vu le dépressif volant, mais pré-vu, le dépressif volant... ?

Ce serait assez contraignant. Puisque mon oncle n'a que quelques mois devant lui, et que je comptais pas mal sur l'élu de l'Essence pour sauver son âme en perdition. Si ce que j'ai vu peut en réalité exister dans un à-venir sans date, mes plans risquent de s'en trouver contrariés.

— L'Oracle voit « ce qui sera », répété-je patiemment à ma conteuse -pour contrer sans doute sont absence, à elle, de patience.

— Bien entendu.

— Mhmm... Et il a vu quoi ? Je veux dire, on a des témoignages précis, des détails ? Ça se passait le jour ou la nuit ? Il a laissé une note explicative quelque part ?

Araphël aurait ri, lui.

Bon, il aurait grogné, aussi, m'aurait accusée de plaisanter avec ce qui est grave, et m'aurait demandé une date approximative où ma maturité naitrait enfin, mais ! Il aurait ri. Un peu.

De ce rire dont il se défend en public, timide et secret.

Je soupire, en même temps que ma conteuse ; nos souffles n'ont pas les mêmes raisons.

— Il a vu le Zégaï, répond-t-elle avec évidence. Il a vu le Zégaï avant que le Zégaï ne se voit lui-même.

— Merci, oui, ça on me le répète souvent. Mais c'est tout ? Il n'a rien prédit d'autre ? Rien anticipé, rien pr...

La Troisième Rive, tome IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant