05. J'ai un père

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Ilian


22 septembre, Paris


Ça n'était jamais arrivé à mon père de pouvoir se libérer aussi tôt. Il n'était que dix-huit heures, il lui restait donc au moins deux heures avant de regagner notre foyer. Pourtant il était bien là, assis, à me sourire.



Ses mains calleuses m'invitaient à côté de lui. Je le saluai avec hâte, ne sachant trop que faire. Sa barbe grise et brune me piquait le visage. Je n'avais plus croisé mon père ainsi depuis si longtemps que je n'arrivai même plus à engager la conversation. Et ce malgré le regard attendri de ma mère, heureuse de retrouver son mari, et les piaillements de mes frères. Quel soulagement qu'ils soient là ! Ils savaient faire la conversation pour dix...



Pourtant, c'était bel et bien vers moi qu'était dirigée toute son attention.



— Alors, Geo- Ilian, tu n'es pas content de me voir ? J'ai fait exprès de me libérer aujourd'hui pour venir vous voir, mes très chers fils. Sans oublier ma très chère femme. Ça faisait longtemps, tu ne trouves pas ?



Comme moi, il mettait systématiquement toutes les négations dans une phrase. Sa langue roulait les R sous des U timides. Depuis quelques années, il s'évertuait à nous parler en français, quand bien même je maîtrisais le bulgare à la perfection.



— C'est vrai que ça fait longtemps. Comment tu vas ?



Quel imbécile. Mon père prenait de son temps, de son argent, de son énergie, pour les dilapider avec un enfant qui ne savait même pas en profiter. Je devais me ressaisir.



— Ah, avec le travail tu sais, ça va toujours bien.



Ce disant, il passa une main éraflée dans ses cheveux poivre et sel. Ils étaient presque tous blancs désormais, le monde ouvrier est un monde qui ne pardonne pas.



J'aurais aimé le soulager, mais je savais que ce n'est pas en prenant la relève dans un tel métier que je me rendrai utile. Il fallait quelque chose de plus grand. Qui lui garantisse un repos mérité jusqu'à la fin de ses jours. Malheureusement, des solutions, il n'en existe pas des milliers ; les études étaient le moyen le plus sûr que je connaissais pour y accéder. Et en dépit de la méritocratie inexistante dans ce monde, je me devais de me frayer un chemin. D'une manière ou d'une autre.



En fin de compte, mon père se détourna bien vite de son enfant le moins bavard pour écouter les péripéties de ses fistons. Assen sur ses genoux, il hochait la tête, intrigué par les aventures de Georges, Gabriel et Angel à l'école primaire. En ce qui me concernait, j'étais trop loin dans mes pensées pour me concentrer sur ne serait-ce que l'une de leurs paroles.



Je préférais dès lors me retirer dans ma chambre. De toute manière je n'avais rien à dire, alors mon absence n'aurait pas changé grand-chose.



J'aurais tellement aimé être aussi enjoué que mes frères. Aussi candide, aussi enfantin, mais la réalité était toute autre. Alors je lui fis face et repris mon travail. Des dizaines de feuilles éparpillées sur mon bureau, je perdis toute notion du temps. Ce n'est que lorsque ma mère m'appella pour le dîner que je sortis de ma chambre.



Nous avions mangé, et j'avais été le seul silencieux. Ma mère me jetait des coups d'œil d'un moment à l'autre, sans doute pour s'assurer que je n'avais pas disparu. Je me sentais épuisé, et la soirée avait coupé mon élan de l'après-midi. Le repas me semblait fade, mais je fis néanmoins l'effort de terminer mon assiette. La sensation de malaise ne me quittait pas.



LES ENNUIS DE SELENAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant