Chapitre 2, partie 2

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J'ai essayé de me calmer en faisant des exercices de respiration. D'habitude, ça marche plutôt bien, mais à ce moment précis, c'était compliqué. On est tous habitués à cette petite voix dans le fond de notre crâne qui nous dit qu'on est traqués, surveillés. Les petites caméras sur nos téléphones ? Franchement, ça nous inquiète même plus. On vit avec, c'est devenu normal que notre vie soit disséquée par des algorithmes et des marketeux, à chaque clic, chaque swipe, chaque like.

Mais là, c'était pas une pub pour des baskets qui est apparue parce que j'avais regardé des vidéos de footing sur YouTube. On parle d'un type qui est venu inspecter jusque dans mes fonds de placard, et d'une boite suffisamment cynique pour faire une blague vaseuse avec un objet issu de ma vie sentimentale. Vous me direz, ils ont accepté de planté un hélico pour moi, c'est pas comme si on avait à faire a des boys scouts. Non, Fuzzbang, c'était l'équipe d'intervention spéciale pour sauver les tocards dans mon genre, et quelque chose me dit que j'ai pas été leur pire client. Pour ce genre de boite, la morale, c'est les petites notes de bas de page sur le contrat que tu lis pas. Ouvrir le tiroir d'un pauvre type, c'est leur tour de chauffe.

J'ai pas gardé grand chose de mon père. Des souvenirs en puzzle. Quelques tocs. Une cicatrice sur mon flanc droit, qui a la forme d'un éclair. Elle ne manque jamais d'impressionner les souris que je ramène à la maison. Suzanne trouvait ça triste. Elle était toujours d'accord avec mon psy de toute manière. Ces deux là auraient dû finir ensemble. Si c'était moi qui écrivait l'histoire, je leur pondrait une belle romance à l'eau de rose, celle qui dégouline, qui donne un peu envie de chialer mais qui refile un peu la gerbe. Vous savez, le genre de films allemands mal doublés qu'on peut regarder sur le câble en semaine à 16h. Bah c'est ça qu'il lui faut à Suzanne.

C'est toujours le daron de toute manière. A les écouter tout vient de là. Mon caractère de chien ? Le daron. Mon alcoolisme mondain ? Le daron. Mes analyses sanguines ? Le daron. Mon foutu frigo de deux tonnes ? Fais pas celui qui a pas compris parce que ça va m'énerver. Il est plus là de toute manière. Je l'ai pas vu depuis que je suis mouflet et c'est très bien comme ça. Des fois je reçois une lettre de sa part. Des fois un chèque. Des fois un coup de fil durant lequel on cause pas. On se pose aucune question, juste on reste là, comme deux con, comme par plaisir de s'entendre respirer.

Y'a quand même un truc que j'ai gardé de lui, et qui m'a bien aidé à traverser cette drôle de soirée. Vous l'aurez compris, ma famille, c'est pas le berceau des traditions. Le sapin de Noël, c'était chez les autres. En lieu et place, y'avait une bouteille de Lochbruin single malt. Quand vous êtes môme et que votre paternel s'explose le foie, vous trouvez ça festif. Le regard de la daronne, on le comprend pas tout de suite. C'est plus tard, quand vous titubez avec un cadavre à la main que, paradoxalement, tout devient clair. Il arrive un moment - ne tombe pas là dedans, je te vois avec ta belle gueule, tu mérites mieux que ça - où tu peux t'envoyer autant de godets dans la poire que tu veux, ça t'envoie plus dans le cosmos. Le truc qu'il a trouvé, mon père, c'est d'ajouter un peu d'opiodril dans le cocktail. Cherche pas, c'est pas en France que tu vas trouver ce machin. De toute façon, ne refais pas ça chez toi. Y'a des types qui ont fait douze ans d'études supérieures qui te diront que mélanger les morphiniques avec l'alcool, c'est complètement con. Tu sais quoi ? Ils ont raison. Vraiment, pas même une fois, et surtout pas pendant la fête d'anniversaire de ta nièce de 4 ans. Mauvais produit, mauvais dosage, mauvais timing, et bim, te voilà en train de prendre l'apéro avec Johnny. Mon paternel, il appelait ce cocktail l'esquive nocturne. Parce que, tu sais, ça permet d'esquiver temporairement les soucis. Simple, efficace. Il avait un côté poète quand même. Comment ça, tu veux la recette ? Et mes avertissements, t'en fais quoi ? Ah ! C'est pour un ami ! Bah ça change tout ! Alors prend des notes et crame cette page de ton bouquin après, je voudrais pas qu'on vienne me chercher des noises parce qu'on ta retrouvé noyé dans ton vomi.

Esquive Nocturne :

5 cl de Lochbruin Single Malt

1 cl de jus de citron fraîchement pressé

2 cl de sirop de sucre

5 ml d'OpiodrilGlaçons

Une rondelle de citron

Étapes de préparation :

Remplir le shaker de glaçons : Plus il y a de glaçons, plus tu sentiras l'Opiodril te ramollir les neurones. Et c'est tant mieux.

Verser le whisky : Prends les 5 cl de Lochbruin Single Malt. Et pas autre chose. Regarde-le comme si c'était ta seule porte de sortie. Tu le verses dans le shaker. Pas de précipitation, c'est pas une course, c'est une descente tranquille vers l'oubli.

Ajouter le jus de citron : C'est juste là pour donner l'illusion que tu t'inquiètes encore pour ta santé. On a tous capté que t'es plus proche de l'autodestruction que du régime détox, mais l'apparence, ça compte, surtout si tu bois ça en famille.Incorporer le sirop de sucre : On adoucit un peu le tout.

Doser l'Opiodril : Là, c'est le moment clé, alors tu te concentres. Tu verses les 5 ml d'Opiodril dans le shaker, en sachant très bien que c'est ça qui va rendre le tout supportable. Si t'es pile à la bonne dose, t'auras juste assez de flou pour oublier ce que t'as fait de ta journée. Si t'es un peu trop généreux, t'as intérêt d'avoir le pilote automatique en état de marche ou une bonne assurance vie.

Secouer le shaker : Agite le tout comme si ta vie en dépendait (parce qu'honnêtement, c'est pas loin de la vérité). Secoue jusqu'à ce que tu sentes que les glaçons sont aussi fatigués que toi.

Servir dans ton verre de raclure : Fais ça avec classe, comme si quelqu'un t'admirais.

Ajouter la rondelle de citron : Oui, c'est futile. Mais c'est comme mettre un nœud papillon sur un condamné à mort. C'est pour la forme.

Siroter lentement : Maintenant, tu prends ton temps. Tu laisses chaque gorgée t'emporter un peu plus loin des emmerdes, juste assez pour flotter sans couler. T'es fin prêt pour transmettre tous tes problèmes à la génération suivante. Et rappelle toi : t'es à jamais coincé entre ce que t'aurais voulu être et ce que t'es devenu.

Enfin voilà, je me suis servi cette saloperie, et je dois bien admettre que ça m'a aidé à trouver le sommeil. Enfin, le genre de sommeil qu'on obtient après en avoir enfilé trois, avec une pizza surgelée en guise de compagnon de galère, tout en jouant une partie de basket avec les yaourts à l'ananas. Après ça, j'ai enseveli mes inquiétudes sous une nuit sans rêve, parfaite pour une identité sans lendemain...

S'enfuir n'est pas mourirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant