Chapitre 2, partie 3

20 1 0
                                    

C'est quand la dernière fois que t'as merdé au point que le seul élément de ta to-do list soit de disparaître et de changer d'identité ? Ca t'es jamais arrivé ? Dis-le si je suis infréquentable, ça ira plus vite. Moi c'était à mon dernier jour à Paris. Je me suis réveillé avec un goût oscillant entre le bois fumé et la pharmacie de garde. Mon loft raisonnait comme un appart qu'on déménage. C'était tout le temps comme ça, mais ce matin là c'était la première fois que je le remarquais. Même quand Suzanne beuglait comme si elle vendait des moules au kilo, je l'avais pas remarqué. Pour les détails, vois ça avec mon psy, il prend 90 balles de la demi-heure et c'est pas remboursé par la sécu.

Je me suis fait couler un café dans lequel j'ai dissous une poignée de Neurolexans. Ca donne du goût et ca m'évite d'avoir le palpitant qui joue du Wagner. J'ai tenté une douche pour me rincer le crâne, j'ai même fait varier la température du plus froid au plus chaud, juste pour voir si ça allait me faire ressentir un truc, mais que dalle. Les gouttes d'eau glissaient sur moi comme si j'étais une statue grecque insultée par les millénaires. Le genre de matinée où tu sais que t'es là, mais t'as l'impression de pas exister. Ça doit ressembler à ça que de crever. On dirait que même mon miroir s'en foutait de me renvoyer mon reflet. D'habitude, il y avait toujours cette petite voix qui me hurlait que je devais arranger ma gueule, mais là, silence radio.

D'ordinaire, j'aurais contacté mon rendez-vous du jour et aurais prétexté une grippe pour rester dans mon loft en compagnie d'une série télé, d'une souris ou de deux poignées de morphiniques. Mais ce jour là, pas possible. Hors de question de louper ma mort. J'ai à peine eu le temps d'enfiler ma chemise que ça a sonné à ma porte. J'attendais personne mais un jour pareil, y'a pas vraiment grand chose de surprenant. Quand j'ai ouvert, je suis tombé sur un gus taiseux assez semblable au pignouf de la veille. Il a laissé un carton devant chez moi comme si mon paillasson était une décharge publique, et est reparti après avoir consulté ma ganache, sans piper le moindre mot. Je te raconte pas comme ça fout les boules de tomber sur ce genre de types dans ces circonstances. J'ai soupiré, pris le carton, et refermé la porte derrière moi. À ce stade, ouvrir un colis mystère, c'est presque aussi banal que faire le café.

Posé sur la table basse, il semblait me défier. "Ouvre-moi si t'oses". J'ai hésité une seconde. Puis j'ai craqué. Je l'ai ouvert d'un geste sec, comme si j'avais peur que le truc explose. À l'intérieur, pas d'ordinateur cette fois, non. C'était... des fringues. Pas le genre de fringues que je porte habituellement. Une paire de jeans et un t-shirt. Coup dur. Je m'attendais à devoir faire le beau et donner la patte, mais à ce point là c'est artistique. Tu dois te dire, "un jean et un t-shirt, où est le problème ?". Eh bien, c'est que tu comprends rien à la vie, mon ami. Parce que pour toi, c'est peut-être normal. Pour moi c'est une anomalie de la matrice. Moi mes fringues elles coutent toutes le prix de ta caisse grand minimum, sinon je préfère sortir l'anaconda à l'air. D'ailleurs, je vais t'apprendre un truc sur la vie, et ça pourrait te sauver un jour : tous nos problèmes viennent de nos fringues. T'es sceptique ? Regarde-moi. Je m'habille en sur-mesure marocain, du genre qui te coûte un bras et demi pour être cousu dans des ateliers où même les aiguilles ont des complexes. Résultat ? Je dois refaire toute ma vie. Toi, tu portes un Levis chopé en solde : au pire, tu refais ta carte de mutuelle. Et encore, c'est un dimanche, donc t'as le temps. Alors la prochaine fois que tu te plains de tes petits tracas du quotidien, je vais te le dire gentiment parce que je t'aime bien : va te faire voir.

Bref, j'ai pris sur moi, les Neurolexans aidant à enfiler ces horreurs en me retenant de jeter une chaise sur ma baie vitrée. Dans le carton, il y avait aussi une fausse moustache, histoire de vraiment me faire passer pour un dindon, et une instruction à cramer ensuite, comme la veille. Cette fois, j'ai vraiment cru que le bon dieu avait envie de faire de moi sa meilleure gagneuse. Fallait que je me rende chez Fuzzbang en métro.

Le plan était simple, enfin "simple" pour ceux qui ont un penchant pour l'impossible : pendant que je me faisais refaire la gueule dans une clinique planquée en plein Paris, un hélicoptère allait s'écraser quelque part, avec un faux François-Xavier à bord, bien carbonisé pour qu'on puisse pas trop regarder de près. Tout ça pour que mes créanciers, la justice, et tous les zigotos qui me courent après pour diverses raisons pensent que j'étais devenu un steak grillé façon brochette du dimanche. Et moi, pendant ce temps, je ressortirais de chez Fuzzbang avec une nouvelle tronche, un nouveau nom, et surtout une nouvelle vie. Si ça, c'est pas du grand art...

Mais pour l'instant, j'étais toujours moi, coincé dans cet ascenseur social inversé qu'on appelle métro. Paris, la ville lumière, hein. Si c'est ça la lumière, on doit être en plein sur l'interrupteur, avec cette odeur de sueur rance qui te colle à la peau. Le métro, c'est la ville du néon jaune et des effluves de pisse tiède qui te prennent au nez dès que tu descends les escaliers. Un grand huit olfactif, avec option passage serré avec des quidams qui te collent comme des étiquettes. Le Luna Park de la crasse. Je pensais sincèrement que la journée pouvait pas empirer. Faux. En arrivant sur le quai, j'ai vu défiler toute l'humanité en sueur, compressée dans un tube métallique qui ressemblait plus à une boîte de sardines mal refermée qu'à un moyen de transport.

Les rames sont arrivées avec leur souffle chaud, comme si quelqu'un me soufflait de la merde directement dans la tronche. Et puis là, t'as les portes qui s'ouvrent, et une marée humaine te tombe dessus, des types qui sortent du train en te bousculant comme si c'était toi l'obstacle de leur vie. J'ai sauté dans le wagon comme un cow-boy dans un saloon en feu. Collé contre la vitre, je pouvais pas m'empêcher de penser que j'allais me choper un typhus de salopard avant de mimer ma mort.

Le plus drôle dans tout ça, c'est que personne faisait attention à moi. Le t-shirt, le jeans, la moustache, j'étais aussi invisible qu'un moustique sur un plafond blanc. Tu veux disparaître à Paris ? C'est facile : tu t'habilles comme un type qui bosse dans la tech et fait de l'escalade le dimanche, et voilà, plus personne ne te regarde. À un moment, je me suis même demandé si c'était pas là le grand secret de Fuzzbang. Pas besoin de stratagèmes de furieux, de nouveaux papiers ou de faux comptes bancaires, non. J'ai juste à me déguiser comme toi, et hop, je suis personne.

Le métro m'a déposé à quelques stations de mon rendez-vous fatidique. Je suis sorti, m'attendant presque à ce que la ville me crache à la gueule une dernière fois. Paris était fidèle à elle-même : crasseuse, bruyante, et pleine de types qui te regardent comme si t'étais leur prochain repas. J'ai levé les yeux vers les immeubles, me disant que c'était probablement la dernière fois que je mettais les pieds ici. Et bizarrement, ça m'a pas fait grand-chose. C'est quand même sympa les Neurolexans remboursés par le tiers-payant. 

S'enfuir n'est pas mourirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant