VII. Bass boosted

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Bonne lecture :)

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Les talons impeccablement cirés des souliers du lieutenant Lefort claquaient avec une régularité mécanique, presque obsédante, contre le carrelage glacial du corridor, dont les murs exsudaient une hostilité sourde, propre aux lieux imprégnés de mort. Chaque pas, net et précis, résonnait dans l'air épais du centre médico-légal de Strasbourg, comme une condamnation muette qui s'abattait sur ceux qui avaient le malheur de pénétrer ces lieux.

Lefort avançait avec une détermination implacable, son allure effrénée trahissant une urgence intérieure qu'il ne daignait pas partager. Morel, peinant à maintenir le rythme, haletante.

Cela faisait des jours que Lefort attendait ce rapport d'autopsie, et l'heure redoutée, bien que tant espérée — si tant est que l'on puisse exprimer cela ainsi — s'était enfin matérialisée.

Morel, elle, avait toujours en horreur ces instants suspendus où l'odeur stérile du formol se mêle à la promesse d'une vérité macabre. Elle exécrait ces face-à-face muets avec la mort, qui la poursuivait jusque dans le silence de ses nuits. Parfois, des cauchemars d'une intensité insoutenable venaient hanter son sommeil : les visages livides, marqués par les stigmates d'une vie brisée, s'invitaient dans ses rêves avec une brutalité glaçante. Certains de ces visages s'estompaient une fois le mystère de leur trépas élucidé, comme si les âmes pouvaient enfin trouver le repos dans la justice rendue. Mais les pires, ceux qui se fondaient dans l'obscurité avec un regard fixe et vide, étaient ceux des affaires demeurées irrésolues.

Ces enquêtes abandonnées, oubliées dans les limbes de la bureaucratie policière, reléguées à la sordide catégorie des dossiers "classés sans suite", laissaient en elle une cicatrice profonde. Pire encore, ces mêmes affaires échouaient parfois sur les bureaux de ceux que l'on désignait ironiquement comme "enquêteurs", mais qui n'étaient en réalité que les gardiens d'un simulacre de justice, condamnés à faire semblant de traiter des cas voués à sombrer dans l'oubli administratif, attendant seulement que le couperet du temps ne vienne leur apposer le sceau infâme et définitif de l'indifférence.

Cette affaire, David Lefort était résolu à l'élucider au plus vite. Son adage, "vite fait, bien fait", résonnait comme une incantation obsessionnelle dans son esprit. Oscillant entre deux hypothèses macabres, il se débattait dans un abîme de doute. La première, celle du suicide, s'offrait comme une échappatoire, aussi sordide soit-elle. Malgré son horreur, cette conjecture offrait une échappatoire : l'idée que cette mort relevait du choix désespéré d'une âme en perdition plutôt que de la perversité d'un autre être humain.

Pourtant, une part obscure de son esprit, presque honteuse dans sa lucidité,, aspirait à une résolution plus complexe, plus exaltante. Le meurtre, avec sa charge dramatique et ses mystères, offrait un terrain de jeu plus vaste, plus propice à l'épanouissement de son ego. Pouvait-il, tel un détective de roman noir, mettre à jour les rouages d'un crime parfait ? Résoudre l'énigme qui obsédait les esprits, qui titillait la curiosité morbide des médias, locaux et nationaux ?

Un corps dévalant les cinquante mètres vertigineux de la tour Blue Sky, se jetant dans une collision désespérée avec le bitume glacé et humide d'une rue bondée, était une affaire qui ne passait que trop rarement inaperçue.

Tandis que ses pas s'égrenaient sur le sol réverbérant sous la lueur crue des néons artificiels, Lefort se perdait dans ses calculs comme pour échapper à la tourmente intérieure qui lui comprimait l'estomac. Il tentait, par la seule rigueur des chiffres, de distraire son esprit du poids écrasant de la réalité. Une chute de cette magnitude, en tenant compte du gabarit approximatif du corps et de la hauteur vertigineuse du bâtiment, avec l'accélération constante due à la gravité, environ 9,8 m/s²... Putain. Près de 120 km/h au moment de l'impact.

Dissonance ObsédanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant