La Légende du Mage Frô - Tome 1

Chapitre 3 : La légende d'Alhadyn le voleur

Alhadyn se rappelait avec tendresse les veillées où les enfants du quartier se rassemblaient autour de la vieille Shéré Az'Had. Elle était une figure maternelle pour beaucoup d'entre eux. Il se rappelait aussi le soir où ses frères et lui avaient rejoint la procession silencieuse derrière son cercueil. C'était un truc d'anciens, qu'on disait, ce don pour raconter des histoires. Il en doutait à présent. Shéré Az'Had avait été la meilleure conteuse qu'il ait jamais écoutée.

Levy'euh, c'était tout l'inverse.

Il se demandait sérieusement si cet air mystérieux qu'affectionnait le magicien ne dissimulait pas une incapacité pure et simple à clarifier ses pensées. Pendant les quatre jours de traversée, il dut subir des monologues qui lui rappelaient les babillages de Bab Ou'Cheuh. Sauf qu'il n'y avait même pas de profit intéressant à la clef, et que sur un navire, même aussi grand que le Shaahpitr, une tentative de fuite était vaine. La seule chose qu'il retint était que le seigneur Frô se faisait en réalité appeler le "saigneur" à la suite d'un bref passage à l'Académie des Sciences dont il avait été renvoyé parce qu'il n'avait pas compris que les autopsies se faisaient sur les morts seulement. Il n'avait même pas réussi à arracher au vieux mage la raison pour laquelle leur ennemi juré avait étudié à Joskozandt, ni quand cela avait eu lieu. S'il voulait le savoir, il allait falloir se plonger dans un livre d'histoire. Et il n'avait pas que ça à faire.

— Nous arrivons à Midas-Tinite, déclara Levy'euh, dressé face aux vagues qui se brisaient contre le bastingage.

— Oui, j'avais remarqué.

Alhadyn avait élu domicile sur la tulipe de proue, où il s'allongeait comme un serpent au soleil. Ils longeaient la côte depuis deux jours, portés par un vent qui ravissait Exp Ó'Zission : d'après lui, le Dieu du ciel Taranis leur envoyait un signe favorable. D'immenses tours blanches brillaient à l'horizon, indiquant que leur destination était proche. Midas-Tinite. C'était bien le dernier endroit où Alhadyn aurait pu rêver poser les pieds.

— Nous nous rendrons prestement au palais royal, lui indiqua Levy'euh. Il faut que vous rencontriez le Cercle des savants. Ce sont eux qui décideront ou non de votre avènement en tant que héros.

— Comment ça ? réagit le jeune homme. Je croyais que c'était déjà décidé.

— N'ayez aucune crainte, vous correspondez à tous les critères requis, ils n'auront aucune raison de vous rejeter. Ce ne sera qu'une formalité avant que votre légende ne commence.

— Ma légende, répéta Alhadyn en haussant les sourcils.

La légende du voleur de l'Archipel qui avait sauvé Joskozandt du Saigneur des ténèbres, quelle bonne blague. Shéré Az'Had aurait adoré la raconter.

Le Shaahpitr fit son entrée dans le port de Midas-Tinite. Les toits des maisons peuplaient les collines environnantes à perte de vue, surplombées par le palais et ses tours de pierres blanches. Pour sûr, ça avait une autre gueule que Saldkariss, même si pour rien au monde il n'aurait laissé dire que sa ville n'était pas la plus belle. Une foule massée sur les quais les regardait arriver.

— Tout le monde sait qui on est ? demanda-t-il, un peu inquiet.

— Ce navire est connu, répondit Exp Ó'Zission. Ils doivent avoir deviné ce que notre retour signifie.

Il le gratifia d'une tape sur l'épaule et retourna s'occuper des manœuvres précédant le débarquement. Levy'euh monta le premier sur la passerelle, son bâton pointé leur ouvrant une voie royale à travers la foule compacte. Alhadyn gardait la tête baissée. Il n'avait jamais vu autant de monde sur son île, même quand des équipages étrangers accostaient... et surtout pas des gens qui étaient là pour lui. Il collait suffisamment aux basques de Levy'euh pour l'entendre marmonner quelque chose, et sentit un courant d'air froid lui balayer le visage. La masse autour d'eux s'éclaircit alors que les passants se dispersaient. En revanche, le regard d'Alhadyn accrocha des armures et des mailles de fer qui venaient en leur direction et se crispa par habitude.