La Légende du Mage Frô - Tome 1

Du cognac pour les survivants

— Rappelez-moi votre nom ?

— Perce-Neige.

L'amiral Jaksp A'Row se détourna du hublot pour regarder son interlocuteur. Celui-ci lui rendit un sourire poli, bien campé sur ses jambes pour rester droit malgré le roulis du navire.

— Kass Pip m'a raconté comment vous l'avez sauvée, ainsi que le major Tra, pour les raccompagner ici. Je vous adresse donc nos plus sincères remerciements, en mon nom mais aussi au nom de la couronne de Joskozandt.

— C'est un honneur, répondit Perce-Neige en inclinant la tête. Quant à moi, je vous remercie de m'avoir accepté à bord.

— Allons, c'est tout naturel ! Un peu de cognac ? Nous avons tous besoin d'un remontant après ce foutu cauchemar.

— Volontiers.

Alors que l'amiral sortait deux gobelets en étain du cabinet, Perce-Neige s'installa sur la banquette près du hublot. Les motifs de verre coloré altéraient la couleur de la mer au-dehors. Sans le balancement sous leurs pieds, ils auraient pu oublier qu'ils étaient sur un bateau. Un assemblage de bois grotesquement fragile au milieu d'une immensité d'inconnus et de dangers.

— Je suis content de vous avoir à bord, déclara l'amiral en lui tendant un gobelet. Vous voyez le dicton "un de perdu, dix de retrouvés" ? Ici, je dirais qu'on est plutôt sur du "Dix de perdus, un de trouvé". Enfin même "Dix mille de perdus, un de trouvé"... Ah, par les Dieux ! Déjà quand nous avons perdu la moitié de la flotte à Merbudes, j'ai senti que quelque chose nous était défavorable. Mais j'avais tellement confiance en la prophétie... Comme si ce pauvre Alhadyn avait les épaules pour une telle responsabilité ! Il ne méritait pas de finir ça, pas du tout...

Il but une grande rasade avant de reprendre en soupirant :

— Dix mille hommes, trente navires, des mois de préparation, un héros élu par une prophétie datant d'on sait même plus quand... et tout ça pour ça. Si c'est pas malheureux... terrible !

— Abominable, approuva Perce-Neige.

Il commençait à se demander si l'amiral était simplement d'un naturel très jovial, ou s'il n'avait pas déjà vidé quelques litrons de cognac avant de le recevoir.

— Et cette odeur de pied qui nous poursuit depuis tout à l'heure ! Quelle infection, on dirait qu'elle s'est incrustée de partout... Vous avez remarqué, vous aussi ?

Perce-Neige fronça légèrement les sourcils et détourna la tête.

— Vous savez, après avoir passé toute sa vie à Gèmlaiphrittes, on n'y prête plus guère attention.

— C'est vrai que vous êtes de là-bas, lança l'amiral. Pardonnez-moi si je l'oublie, c'est que vous avez l'air d'un type tout à fait normal... enfin je veux dire, comme on en voit à Joskozandt... sans vouloir vous vexer, mais à Gèmlaiphrittes, c'est...

— Je vois où vous voulez en venir, le coupa Perce-Neige pour abréger son embarras.

— Je n'ai rien contre les Gèmlaiphrittiens en général ! Tenez, j'ai un très bon ami, le capitaine Exp Ó'Zission, qui est de chez vous. J'irai même jusqu'à dire que cette guerre n'a aucun sens... non, le vrai, le gros problème, c'est Frô.

— Oui, bien entendu.

— Il suffit de tuer un seul homme et tout sera réglé ! Incroyable que personne soit foutu d'y arriver. Tenez, moi si j'avais Frô devant moi, là maintenant, aussi près que vous l'êtes, j'lui...

Il mima un étranglement, assorti de bruits de gorge visant à incarner l'agonie du Saigneur des Ténèbres, et conclut son geste héroïque en vidant son gobelet d'un trait.