Chapitre 4

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Le froid sur mon visage. L'air qui me brûle les poumons. Mes muscles douloureux et ce sentiment que la vie prend enfin un sens.

La course à pied est mon exutoire, ma source d'oxygène dans ce monde dur et implacable. Camille dirait que je suis accro à l'endorphine, l'hormone du bonheur, celle qu'on libère lorsque l'on fait du sport.

Peut-être bien. Quel mal y a-t-il à être accro au bonheur ?

Je regarde ma montre. Je cours depuis plus d'une heure au bord du lac de Valrosée. La brume s'étend sur la surface de l'eau tandis que la forêt qui l'entoure se réveille lentement au son des oiseaux.

Il n'y a personne à cette heure-ci, excepté les vacanciers du week-end qui maintiennent leur routine sportive et les quelques originaux du village qui osent se dépenser autrement qu'en jouant aux cartes.

J'aperçois un banc en bois un peu plus loin et je décide d'en faire ma ligne d'arrivée. Je m'assois dessus avec un plaisir non feint et termine ma bouteille d'eau accrochée à ma taille. Ces fichus croissants m'ont donné une soif d'enfer. Je ferme les yeux un instant, laissant mon corps et mon souffle se remettre de cet effort matinal.

Je suis bien ici. Bien mieux que dans cette grande ville impersonnelle où tout va beaucoup trop vite. Camille et Alexandre sont mes seules ancres dans ce lieu. Leur présence illumine mon quotidien et me permet de tenir cette routine en effectuant un travail certes bien payé, mais peu stimulant et incroyablement inintéressant. Si Alexandre n'était pas le patron, j'aurais démissionné depuis bien longtemps.

Alexandre. Je regarde mon téléphone. Il n'a toujours pas répondu à mon bonjour en forme de cœur. Le message n'a même pas été lu. Il est plus de 8h. Il n'est pas du genre à faire la grasse matinée, encore moins lorsqu'il m'annonce travailler tout le week-end.

Stop. Je ne vais pas devenir parano. Il n'a aucun compte à me rendre après tout, il se lève bien à l'heure qu'il veut, non ? Pourquoi cela me chagrine-t-il ? Parce que notre relation n'est pas aussi complice que je l'aurais souhaité. Je suis stressée dans l'attente d'une réponse de sa part. Pourquoi ? Il ne devrait pas m'intimider de la sorte, nous sommes un couple, nous sommes égaux.

Sans doute est-il en train de courir ? Il est comme moi, il aime se dépenser tôt le matin avant d'aller travailler.

Oui, c'est probablement ça.

Je me lève brusquement, énervée par ces nœuds au cerveau. L'endorphine est en train de plier bagage et de prendre la poudre d'escampette. L'effet n'aura pas duré bien longtemps.

Je vais l'appeler.

Non. Avant, je vais faire pipi. La bouteille d'eau que j'ai vidée sans vergogne commence à peser sur ma vessie et je suis encore loin de la voiture. Je regarde à droite puis à gauche. Personne. Il y a cependant un virage dont la visibilité est réduite à néant par des plantes hautes.

Il faut savoir prendre des risques dans la vie. Je m'engouffre au milieu des arbres et me cache derrière un tronc suffisamment épais pour me dissimuler aux yeux du monde.

Hier, j'étais assise à mon bureau, derrière les baies vitrées d'un beau building, vêtue d'un tailleur chic.

Aujourd'hui, je suis accroupie au milieu des ronces, les fesses gelées et la peau moite.

La vie est pleine de surprises.

C'est alors que j'entends des pas de course derrière moi. Je me relève subitement et me rhabille. Je décide de patienter un instant. S'ils me voient émerger de la forêt, ils vont tout de suite comprendre ce que j'étais en train de faire et les bruits circulent vite ici. Je deviendrai Chloé l'originale, celle qui libère le corps de ses déchets en pleine nature. Je serai probablement traitée de hippie. La pire insulte à Valrosée.

En attendant leur passage, je décide d'appeler Alexandre. Je m'éloigne de quelques pas afin de ne pas me faire repérer. Le bip retentit une fois et je perçois alors comme une sorte d'écho étrange. Le bip résonne de nouveau, mais c'est comme si j'entendais une musique. Encore une fois le bip et la sonnerie. Puis plus rien. Je scrute mon téléphone d'un air curieux. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Je tourne légèrement la tête vers le chemin. Au travers des branches et des feuillages, je distingue deux silhouettes de dos qui prennent une pause à proximité du banc. Ils expirent et inspirent bruyamment. Je souffle d'exaspération. Combien de temps vais-je devoir rester cacher ici ? Cette situation devient ridicule.

N'ayant rien d'autre à faire, je retente de joindre Alexandre.

La musique, de nouveau. J'éloigne le combiné de mon oreille. Le son s'échappe d'un appareil situé juste derrière moi. Je me retourne et observe avec curiosité le couple qui me tourne le dos.

– Qui est-ce ? demande la voix féminine.

– Ma secrétaire.

Cette voix... Non, c'est impossible. Totalement impossible !

– Elle t'appelle le week-end ?

– C'est une cinglée du travail.

– Elle n'a pas de vie privée ou quoi ? se moque la femme à la silhouette élancée et aux cheveux blonds.

Je me fige de stupeur. Par réflexe, je raccroche d'une main tremblante. C'est un cauchemar. Il ne peut en être autrement.

– C'est une pauvre fille, répond-il en rigolant.

Mon cœur se serre brutalement comme si un millier de poignards venaient de le transpercer.

– Comme toutes les secrétaires !

Ils partent tous les deux dans un rire qui me retourne l'estomac. Leur conversation continue, mais je n'entends plus leurs mots, je n'entends plus rien. Je m'adosse au tronc et laisse mes jambes se plier d'elles-mêmes. Mes fesses tombent sur le sol et des larmes de rage commencent à perler au coin des yeux.

Je devrais me lever, surgir brusquement sur le chemin et lui dire ma façon de penser.

Mais je n'en ai pas la force.

Je suis vidée.

Vidée et blessée. J'ai tellement mal que je pourrais hurler.

C'est alors que leurs paroles s'éloignent et que le silence retombe brutalement. Le froid m'assaille de toute part et je me mets à grelotter. La transpiration me colle à la peau telle une couche de glace. D'une main incertaine, je saisis mon téléphone et appelle Camille. Une voix endormie et un brin dépitée me répond.

– On est samedi Chloé et les gens normaux ronflent à cette heure-ci. On n'est pas tous des fadas de sport.

– Camille, dis-je d'une voix portée malgré moi par un sanglot.

– Chloé ? Qu'est-ce qui se passe ? Qui est mort ?

– Ma dignité.

– Ta quoi ? Où es-tu ?

– Dans la forêt.

– Quelle forêt ?

– Et je crois que je suis assise sur mon pipi.

– Chloé... tu as bu ?

J'esquisse un sourire instinctif et fonds en larmes, déchargeant à travers le combiné toute la honte qui me submerge.

Amour, fous rires et quiproquosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant