Chapitre 4

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  Le repas du soir en famille s'avère plus calme que prévu. J'étais en train de faire bouillir des pâtes au moment où Ygrid et Gafael me signalèrent leur présence. Sans avoir de conversations continues, nous glissons ici et là quelques mots afin d'éviter qu'un sentiment de malaise ne soit présent pendant toute la durée de celui-ci. Ce n'est qu'après un certain temps qu'Ygrid commence à me parler:

«Sedna, il va falloir que tu fasses des provisions de teinture, Tu ne peux pas prendre le risque d'en manquer et de ne pas en trouver aux endroits où tu iras.

-Et comment vais-je les emporter, moi, ces paquets de teinture! Je n'ai pas que ça à emmener et il y a une limite à maximiser l'espace dans mes valises!

-Si tu as de la chance, tu pourras peut-être recevoir des paquets à l'endroit où l'on te déploiera.

-Si ce n'est pas le cas?

-Je ne sais pas! Nous trouverons une solution.»

 Ce n'est que maintenant que je comprends pourquoi elle est si désespérée; tout comme moi, elle se sent impuissante face aux événements passés et futurs. Ce n'est pas comme si je pouvais refuser d'être recrutée et de m'enfuir. Je sais que certaines personnes essaieront de se cacher dans les bois, mais combien de temps tiendront-elles avant qu'une multitude de soldats viennent les chercher? 

 Étant donné qu'il reste deux jours aux familles pour rendre leur décision et qu'il faudra attendre plusieurs autres journées avant de recevoir une réponse du gouvernement, je n'ai plus qu'à patienter et espérer que tout ira pour le mieux. Mes cours sont suspendus parce qu'il ne sert à rien de poursuivre notre éducation si l'on nous envoie très bientôt au loin.

 Pour ne pas perdre la tête, je décide, le lendemain, d'aller me promener dans un des sentiers de la forêt. Je poursuis mon chemin jusqu'au moment où j'entends le bruit des chutes. Lors de mon arrivée sur les lieux, je contemple pour une énième fois le spectacle qui s'offre à mes yeux.

 Cet endroit, préservé de toute activité humaine, n'accueille pas souvent des visiteurs. Il n'y a que le bruit de l'eau qui coule et celui des oiseaux qui chantent. À l'endroit où les deux chutes se jettent,  l'envie me prend parfois de m'y baigner. Lors de journées particulièrement ensoleillées, il est possible d'observer de minuscules arcs-en-ciel. 

 Dès que je m'en approche, une vague de fraîcheur me parvient et, avec la chaleur étouffante d'aujourd'hui, il n'en faut pas plus pour que je me mette à courir vers ces dernières. Je n'ai qu'à relever un peu ma robe pour m'y tremper les pieds. La température est si élevée que je m'approche d'une des chutes afin d'y faire tremper mes cheveux. Comme il n'y a pas une seule âme qui vive, je m'amuse à lever de l'eau dans les airs et à la faire tourbillonner autour de moi. Cela me fait le plus grand bien parce qu'il y a alors la création d'un courant d'air froid. Je n'ose toutefois pas me baigner complètement du fait que j'ai toujours eu la peur de me noyer. Ce n'est pas seulement ici, mais à tous les lacs et rivières que je croise.

 Quand j'avais 9 ans, j'étais avec un groupe de jeunes et nous nous étions baignés dans une rivière au sud du village. Deux garçons s'étaient disputés et l'un d'entre eux avait lancé la chaussure de l'autre dans la rivière par pure rage. Malheureusement, lorsque son propriétaire a tenté d'aller la récupérer à la nage, le courant l'a emporté et il a disparu de la surface de l'eau presque aussitôt. Ce n'est que deux jours plus tard que son corps fut repêché et qu'il eut droit à des funérailles. Cet incident a été vite oublié avec le temps et je crois qu'il n'y a que moi qui en est encore troublée.

 Après m'être remémorée ce mauvais souvenir, je me promène au pied des chutes et finis par longer le ruisseau qui continue jusqu'aux endroits les plus reculés de la forêt. J'ai encore très chaud et la sueur commence à me perler sur le front. Je connais bien les environs et je sais que la grotte n'est plus très loin. J'ai la chance d'apercevoir un chevreuil sur le bord de l'eau et ce dernier s'enfuit dès le moindre bruit de craquement de brindilles sous mes pieds. Ce n'est que lorsque j'arrive au bord du lac Wister que j'aperçois enfin l'endroit où j'aime réfléchir.

 Une fois devant la grotte, je m'étends sur le gazon et admire le ciel. Je finis par me fermer les yeux et prendre de profondes respirations. J'adore la nature. Jamais je ne serais capable d'habiter en ville, là où les arbres sont un peu trop rares à mon goût. Sipars est l'endroit parfait pour moi et cela va me faire de la peine de le quitter pour aller au loin dans quelques jours. Je crois que ce qui me manquera le plus, par contre, c'est la solitude. Dans la forêt, je ne côtoie que les animaux et les plantes, ce qui ne sera plus le cas. Je préfère ne plus penser à cet avenir et fixer de nouveau le ciel.

 Quelques nuages viennent ici et là faire de l'ombre mais, somme toute, ne parviennent pas à me faire éprouver une sensation de fraîcheur une nouvelle fois. Me réfugier dans la cavité naturelle est la seule solution possible et c'est pourquoi j'y vais rapidement. Ses parois sont froides et il est agréable de s'y coller lors de chaudes journées comme celle-ci. À force de demeurer ici plusieurs heures, j'entends mon estomac qui gargouille et je me rends compte qu'il est temps pour moi d'emprunter le chemin du retour et de revenir chez moi. Peut-être aurais-je dû partir plus tôt, car le ciel s'assombrit rapidement. 

 Chaque journée de la semaine ressemble à celle qui vient de se passer. Promenade en forêt, passage aux chutes, arrêt à la grotte et retour à la maison. Je n'ose plus me balader dans le village parce que je ne veux pas croiser des gens qui me sont proches et qu'ils me parlent des événements à venir. Il en va de même avec Etha et Sibarae. Depuis l'interruption en classe et le rassemblement, je n'ai pas eu de nouvelles d'aucune d'entre elles. Toutes les deux ont des frères et sœurs plus âgés et je ne crois pas qu'elles seront à mes côtés au sein de l'armée. Dès que j'aurai reçu la lettre m'informant de ma prochaine fonction, j'irai les voir afin de les tenir au courant de ma situation future. Je ne sais pas si je serai inscrite en tant que soldat, infirmière ou auxiliaire d'une personne importante. De nos jours, de nombreuses femmes sont placées en ligne de front en compagnie des hommes. Si cela est mon sort, j'espère en revenir vivante.

 Le vendredi suivant, c'est à mon tour de préparer le dîner. Au moment où Ygrid et Gafael arrivent, je mets le poulet dans le four.  Après avoir coupé les légumes et préparé la soupe, je m'assieds à la table en leur compagnie et nous discutons des événements de la journée. Alors que nous mangeons la soupe aux légumes, nous entendons le butoir se heurter à la porte. Cela est étrange, car nous n'attendions pas la visite de quelqu'un aujourd'hui. Je dois donc me lever pour aller l'ouvrir.

 Je ne suis pas très surprise de constater qu'un soldat est à l'entrée de ma maison. Celui-ci me dévisage longuement et me demande:

«Êtes-vous mademoiselle Sedna Lestar?

-Oui, c'est bien moi.

-Ceci est une lettre adressée à vous.»




*** La photo en début de chapitre est celle d'un endroit où je vais souvent me baigner durant l'été. Au bas de la chute de droite, il y a ce que j'appelle un «spa naturel». On peut s'y asseoir et se détendre grâce à l'eau qui nous tombe sur le dos :) ***

Sedna [en pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant