- Ils sont partis ! Ils sont sortis de la zone !
De joie, Derek jeta la tablette de commande à distance du vaisseau. Des hourras soulevèrent les corps fatigués de ceux qui avaient tout sacrifié. Ce projet, c'était l'œuvre de leur vie. Ils avaient tout donné pour qu'il devînt une réalité, une réalité aussi belle que terrible. Ils avaient même, pour certains, abandonnés tout espoir de vivre ; ils avaient jeté leur vie dans les flammes du succès, parce que celui-ci ne pouvait être, pour eux, que mortel. Cependant, leur résignation n'était pas vaine : ils venaient de sauver des centaines de vies. Plus encore : les seules qui pouvaient être sauvées. Le vaisseau venait de franchir la dernière étape : il avait passé la zone de tir potentiel. Il était désormais lancé dans l'univers, et plus personne ne pouvait l'atteindre ou le détruire. Ils avaient réussi. De larges sourires couvraient leurs visages cernés. Ils avaient sauvé l'Humanité.
Un bouchon de champagne décolla vers le plafond de la grange.
- Non, tu l'as gardée pendant tout ce temps ?! s'exclama Derek.
- Ben, qu'est-ce que tu crois ? Ça s'fête, une victoire pareille !
Harry, dans sa large main, tenait la bouteille. Il en versa le contenu dans les dix verres posés sur la table circulaire. Il prit son gobelet et le leva.
- A Speia !
- A Speia ! reprirent-ils en cœur.
Leur époque s'achevait, mais elle s'ouvrait sur une nouvelle ère. Ils allaient peut-être mourir, mais ils mourraient l'esprit serein. Ils avaient accompli la mission pour laquelle ils se levaient depuis des années. La fierté pourrait surpasser toute douleur. Andreï reposa son verre. Le sourire qu'il avait aux lèvres s'estompa. Il n'avait pas tout à fait achevé leur travail. Il demeurait une étape cruciale.
- Maintenant... il faut qu'on oublie.
Neuf pairs d'yeux graves, mais compréhensifs, se posèrent sur lui.
- Comme convenu, souffla un ingénieur.
Il acquiesça :
- Oui.
Il s'accroupit et ouvrit le sac à dos qu'il avait apporté. Il en sortit un petit objet rectangulaire et plat, à la surface lisse et noire. Une led violette pulsait pour indiquer qu'elle fonctionnait. Une mémoria. Ils avaient décidé d'effacer tout leur travail de leurs esprits. Le vaisseau était énorme. Il avait forcément été vu. Il ne faudrait que quelques minutes aux satellites du monde entier pour savoir d'où il avait décollé. Il fallait tout détruire. Les codes, les emplacements, la grange et ses machines. Ils oublieraient tout, sauf ce sentiment de soulagement, de réussite, et les visages de ceux qui étaient sains et saufs. Andreï prit dans son sac un rasoir puis, en quelques gestes, dégagea l'arrière de son crâne. Il déballa la mémoria et extirpa du coffret deux électrodes. Il appliqua chacune d'elles sur la partie imberbe de sa tête. Une onde le secoua et il grimaça. Puis, un écran apparut devant ses yeux. Seul lui le voyait, pourtant il ne put s'empêcher de ressentir une certaine pudeur. Tous ses souvenirs lui éclataient au visage. Il pensa à ceux qu'ils voulaient supprimer et, un à un, ils rejoignirent le système de la mémoria. Lorsqu'il eut fini, il passa le boitier à son voisin. Chacun agit de la même manière. Le dernier homme, Derek, fracassa la boîte sur la table. Les pièces se dispersèrent. Il en saisit plusieurs et les brisa.
- Et voilà...
Leurs souvenirs se résumaient désormais à des morceaux de plastique et de métal éparpillés sur la table. Ils s'étaient évaporés. Plus personne ne pourrait les toucher du doigt. Mais ça n'était pas la seule chose à laquelle il fallait dire adieu. Andreï leva les yeux vers ses camarades. Ils allaient désormais devoir se quitter. Chacun devrait retourner travailler pour son gouvernement belliqueux, ou repartir se terrer dans un endroit qui n'avait plus rien de sécurisant. Ils se prirent chaudement dans les bras ou se serrèrent les mains plus cordialement. Ils redevenaient ce que leur aventure avait brièvement voilé : des hommes en guerre, des soldats de l'Etat, des tueurs en série ou des victimes, des déserteurs, des hommes morts. Tous, hormis Andreï, quittèrent la grange et reprirent le chemin de leur destinée. La boucle était bouclée, pour eux.
Le dernier savant, une fois seul, porta un regard circulaire à leur lieu de travail. De sa poche, il tira un briquet. Il l'actionna. Une petite flamme jaillit de l'objet et dansa devant ses yeux bleus. Il pinça les lèvres et, d'un mouvement presque énervé, la jeta sur un tas de paille imbibé d'huile. La flamme se réveilla et le dévora immédiatement, avant de se ruer à l'assaut du bois. Le scientifique ramassa son sac et sortit d'un pas rapide. Il s'asseyait dans sa voiture lorsqu'il entendit un bruit sourd. Le sol gronda. L'air souffla la végétation sur quelques mètres. Ses mains se crispèrent sur le volant. Il ne restait de la grange qu'un grand bûché macabre autour duquel gisait des décombres.
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Neseïr
Ficção Científica« Ce qui m'ennuie, ce n'est pas seulement de devoir mourir, mais l'idée qu'il n'y aura un jour absolument plus d'hommes. Faut-il donc n'avancer si loin dans l'histoire que pour mieux sauter dans l'anéantissement ? » Paul Nizan, La Conspiration Benja...