« A ce moment-là, quand il m'a tout annoncé, je crois que j'ai eu peur. Je crois que j'ai eu peur de me dire qu'en fait, ça n'était pas fini, qu'en fait, tout ne faisait que commencer. J'ai eu peur parce que ça me paraissait trop gros : j'ai eu peur d'y croire et d'être déçu. J'ai eu peur de ce qui pouvait se passer. »
Depuis son enfance, Ben avait pris l'habitude de poser ses dilemmes par écrit, d'opposer les inconvénients et les avantages liés à chacun. Sa main grattait machinalement le papier.
Dilemme d'Andreï, y aller :
Inconvénients : responsabilités – décevoir – échouer – laisser Andreï à son sort
Avantages : vivre – échapper à la guerre – construire une nouvelle vie – découvrir
Ses doigts se figèrent. Le stylo demeura en suspension au-dessus de la feuille. Partir, c'était tout quitter : Andreï, Claudia, les amis qu'il s'était fait au cours de sa vie, tant dans les cours de récréation que sur les bancs de la fac ou sous les obus des batailles, les collègues, les connaissances qui ne paraissent pas compter mais qui égayaient sa vie plus qu'il ne le pensait. C'était accepter qu'ils n'auraient pas forcément une place dans le vaisseau, et que lui disparaîtrait sans explication.
Et refuser d'y aller ? Son regard glissa sur l'horloge : déjà un mois qu'il avait rendu visite à son frère. La question n'avait cessé de le tourmenter, le tirant dans les profondeurs sibyllines de rêves dont il ne saisissait pas tout, le taraudant toute la journée, murmurant à son oreille une complainte lancinante. S'il refusait de monter, il le savait, il regretterait. Ça ne serait probablement pas une torture très longue, puisque la vie lui serait certainement vite retirée. Mais c'était cela ; il regretterait sa vie, il regretterait de connaître sa mort. Il regretterait d'être resté avec tous les condamnés. Il aurait des remords, pour s'imaginer pouvoir être une des raisons du possible décès des « survivants ». Certes, il en ignorerait tout, mais il ne pourrait s'empêcher d'y penser, d'y croire, de s'en mordre les doigts. Andreï avait raison : il passait son temps à sauver des gens, à les aider. Seulement, viendrait un moment où il ne pourrait plus rien pour eux, pour ceux qui resteraient sur Terre. Alors que là-bas, sur Speia... il pourrait. Il pourrait essayer, il pourrait réussir ou échouer, mais dans tous les cas, il se sentirait sûrement moins inutile. Et ne pas y aller, c'était aussi décevoir Andreï, le décevoir vraiment, plus encore que si son rôle là-bas s'avérait un échec. C'était devoir affronter son regard, ou devoir l'ignorer complètement, retomber dans les affres de leur enfance. C'était aussi être obligé d'affronter la maladie avec lui, en sachant que c'était inutile de lutter, ou alors faire comme si rien n'avait changé, et l'observer dépérir sans poser de mots dessus.
Son frère avait raison : il aurait été stupide de refuser. Il aurait à peine hésité s'il n'y avait pas cette condition, cette épée de Damoclès qui menaçait de lui fendre le crâne. Y parviendrait-il, s'il prenait sur lui et faisait des efforts ? Il se laissa un temps pour réfléchir, mais la réponse ne vint pas. Il lui fallait connaître la situation par le vécu pour y répondre. Peut-être aurait-il droit à un quelconque soutien de la part des membres de l'équipe ou de ceux qu'ils avaient envoyé à leur place, des autres rescapés ? Il osait croire que dans de telles circonstances, les liens se resserraient, et la cohésion se créait, alimentée par l'entraide.
Et s'il n'y arrivait pas ? La honte le recouvrirait, les remords l'assailliraient, mais il pourrait se rassurer – s'il était encore vivant – en se répétant qu'il avait fait au mieux. Et dans ce cas de figure, un autre prendrait forcément sa place, non ? Les Hommes avaient toujours eu besoin de cette hiérarchisation des relations...
Il s'écarta du bureau grâce à sa chaise roulante, et se tourna vers son ordinateur. Il l'alluma. L'écran s'éclaira et afficha au fur et à mesure les différentes fonctionnalités.
- Appelle Andreï.
- Souhaitez-vous une visio-conférence ?
- Non.
Un cercle de chargement bleu s'afficha sur l'écran, puis la voix d'Andreï retentit.
- Allô ?
- Je viens.
Deux mots qui allaient tout changer. Même s'il avait longuement réfléchi avant de délivrer sa réponse définitive, il était loin d'imaginer ce que le destin lui réservait.
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Neseïr
Science Fiction« Ce qui m'ennuie, ce n'est pas seulement de devoir mourir, mais l'idée qu'il n'y aura un jour absolument plus d'hommes. Faut-il donc n'avancer si loin dans l'histoire que pour mieux sauter dans l'anéantissement ? » Paul Nizan, La Conspiration Benja...