Il passa un doigt sur l'écran, et un vaisseau en 3D s'afficha.
- Et voici Odra. Il peut transporter plus de cent passagers. On a presque fini les travaux Ben, on a le carburant nécessaire, les cocons de cryogénisation, tout !
- Mais...
Les mots ne lui venaient pas, ils restaient bloqués, là, bien trop profond, arrêtés par la montée de stupeur et la descente de la rationalité. Pourtant, il fallait rester rationnel, garder la tête froide, poser les bonnes questions pour trouver le chemin de la réalité.
- ... Où est-ce que vous construisez ça ?
- Dans une grange du Morbihan. Personne ne doit savoir ce qu'on fait. C'est un projet plus que secret.
- Il y a forcément des gens qui savent c'est... c'est trop gros comme... avancée scientifique, comme engin, comme histoire... tout est trop gros là-dedans !
Grotesque et surréaliste ; voilà tout ce que cette mascarade lui inspirait. Mais Andreï secoua la tête.
- Je sais que ça peut paraître stupide et utopique mais je t'assure que je te dis la vérité. Ça fait des années que des scientifiques bossent sur ce projet. Avec la guerre, toutes les recherches ont été stoppées pour qu'on se focalise uniquement sur les combats et les armes de pointe, mais je me suis souvenu de ce projet dont Gary m'avait parlé quand j'étais encore étudiant. Et je me suis dit qu'on avait peut-être un espoir, une chance de sauver quelques-uns d'entre nous.
L'espoir ; prince charitable, vêtu d'or et de pierreries, qui se penche sur les plus démunis, et leur lance des étoffes richement décorées. Il voyage beaucoup, injectant sa charité dans les cœurs, pour parfois ne rien en faire : on a beau le prier de se changer en réalité, le tissu s'estompe, devient un voile, puis une brume, un mirage scintillant, juste un souvenir, une désillusion. Cependant, il peut aussi devenir tangible, se réaliser, ravir les esprits. Et si ça fonctionnait ? Et si l'ingénieur avait raison ? Et si ça ne fonctionnait pas, eh bien quoi ? Ils mourraient, comme les autres.
- On n'a rien à perdre, lâcha finalement Ben, après plusieurs minutes de réflexion, rebasculant en avant, les coudes sur les genoux.
Un sourire en coin vint étirer ses lèvres, tandis qu'il scrutait le visage de son frère, les yeux plein d'étonnement, d'admiration et, malgré tout, de reconnaissance. Une nouvelle planète, c'était un endroit où l'on pouvait tout recommencer, un endroit où l'on serait jugé pour l'action présente et non passée. Un endroit où il pourrait construire sa vie, accéder au but de tout être humain. Il finit par secouer la tête, toujours aussi sidéré.
- Tu es incroyable.
Son grand frère sourit. Un sourire différent de ceux qu'il lui connaissait : un sourire où la fierté paraissait vouloir cacher la tristesse.
- Chaque membre de l'équipe a le droit à une place dans le vaisseau. Les autres passagers seront tirés au sort dans tous les pays d'Europe et d'Amérique du Nord et du Centre.
Ben pinça les lèvres et hocha la tête : il aurait dû s'y attendre, après tout. En dépit de tous ses défauts, Andreï chérissait la justice et l'équité. Il semblait logique qu'il eût décidé de désigner des individus inconnus, de toutes origines et de tous horizons accessibles. Seules les routes entre l'Europe et l'Amérique – dans une certaine mesure – étaient encore ouvertes et praticables. Les autres continents se trouvaient isolés, seuls dans le fracas de la bataille. Aucune voiture, aucun train, aucun bateau, aucun avion n'était en mesure de les rejoindre s'il ne faisait pas partie d'une armée, et s'il n'était pas prêt à aider ou à massacrer.
- Alors, ce sont des adieux, glissa Ben.
- Oui, sûrement.
Il acquiesça à nouveau : il comprenait. Il aurait été tout aussi égoïste, s'il avait été à sa place – d'autant plus que l'âme de scientifique d'Andreï devait être émoustillée et impatiente à l'idée d'une telle opportunité. Ça ne se manquait pas.
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Neseïr
Ciencia Ficción« Ce qui m'ennuie, ce n'est pas seulement de devoir mourir, mais l'idée qu'il n'y aura un jour absolument plus d'hommes. Faut-il donc n'avancer si loin dans l'histoire que pour mieux sauter dans l'anéantissement ? » Paul Nizan, La Conspiration Benja...