Ce qu'ils cherchent

32 1 1
                                    


Elle inspire ; et c'est un grand moment de bonheur. Parce que c'est le soir : sous la Voûte, les lampes viennent de passer au bleuté. Parce que son ombre se déplace avec une merveilleuse fluidité. Parce que sa cape grise lui va bien.

Parce que ce soir, elle va lire.

Elle replace la plaque de tôle brune avec soin, verrouille le vieux cadenas, qu'elle caresse du bout des doigts. Elle l'a acheté il y a un mois ; elle en est très fière. À lui seul, il doit valoir trois fois ce que renferme le studio.

« On y va. »

Dans la rue, les bruits habituels de dixième battement. Les cris des parents. Faire rentrer les mômes avant la prochaine patrouille, barricader tous les accès. Ou se faufiler dehors avec un grand rire bête et courir jusqu'au bar de nuit. On fait ça, quand on veut se convaincre qu'on n'a pas peur. Ce soir, tout ça ne la concerne pas : elle ne ralentit pas. Quitte les sentiers bétonnés du bloc résidentiel, tourne sur la voie principale et débouche sur la grand-place. Là où ça sent le grouillement humain et aussi un peu l'urine.

C'est l'heure du rangement. Autour des stands à demi démontés, les camelots replient leurs étals et récupèrent les invendus. Des formes près du chantier. Grises. Les doigts qui crochent ; les pupilles qui fouaillent ; peut-être, l'un des marchands laissera tomber quelque chose. Elles s'y prennent mal, les formes. Elles ne devraient pas s'approcher autant, pas maintenant. Elle, elle le sait, elle l'a fait aussi. Le truc, c'est de bouger en même temps que les vendeurs. Quand ils chargent un sac dans les camions. C'est là qu'il faut agir. Ils sont tellement occupés à ne pas basculer, à pester contre le poids : ils font moins attention. Le truc : il faut rester en pé-ri-phé-rie. On lui a appris ce que c'est, la périphérie, à quel point c'est important. Là, les ombres n'ont aucune chance. Et puis, la garde veille. Plus vigilante qu'il y a dix ans. Plus discrète aussi. Périphérie. Négligence. Trop tard. Cette fois c'est pour elle.

« Tout va bien, madame ? »

Sursaut. Une main lui enserre le bras. Ça pèse. Elle lève la tête et croise la visière d'un casque bosselé. Elle ne voit pas les yeux, elle les devine sans méchanceté. Mais l'étreinte ne se déserre pas. Ce doit être à cause de la cape. On n'en voit plus des comme ça.

« Parfaitement bien, merci.
- Vous devriez éviter de sortir seule à une heure pareille.
- Je sais. Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien, garde. »

Garde. Garde ? Vraiment ? Personne ne dit ça. Jamais. Personne ne parle plus comme ça. Erreur. Elle sent. À l'arrière du crâne. Le doute qui prend naissance. Traverse les tempes. Descend. Le cou, l'épaule. Le bras. C'est trop tard. Il la retient un peu, juste un peu trop fort maintenant. Il va y avoir les questions. L'interrogatoire au cas où. La caserne de l'Observatoire. S'en tirer, c'est possible, mais trop long. Compliqué. Alors elle décide qu'elle va être paresseuse et que ce doit être grave. Lentement elle se déporte sur le côté. Pas de violence. Il faut lui faire croire que ça vient de lui. Un pas, un autre. Comme une danse. S'éloigner des néons, du bleu nuit. Se rapprocher un tout petit peu de la ruelle sur sa droite. Prendre de l'élan.

Elle l'a.

Ce serait bien que ça se passe comme dans les histoires qu'il y aura tout à l'heure. Un mouvement souple, un éclair dans le noir. Et puis plus rien. Même pas un cri. Mais ça ne sert à rien de regretter. Il faut faire.

Le corps bascule sur le côté, lourd. Il y a un grognement. Le couple s'engouffre dans la minuscule impasse ; ça sent le ciment frais et la violence à venir. Un choc. La tête a heurté le méchant mur gris. Le garde recule, titube. Elle se ramasse. Saute. À la gorge. C'est juste un vigile, son casque n'est là que pour le protéger des accidents. Pas des tueurs. Il y a des ouvertures partout.
Il la repousse d'un coup d'épaule et se précipite sur elle. Il n'a pas pensé à crier. Elle est trop mince, trop noire. Elle ne fait pas peur comme ça. C'est pour ça qu'elle réussit, en général. Elle roule sur le côté. Esquive la charge, se redresse. Elle recommence. À la gorge à nouveau, il n'y a que comme ça qu'elle sait faire. Cette fois, il passe à l'attaque. Il aurait aimé en finir vite, il n'aurait pas dû. La matraque est bien trop lente. Et ne peut plus défendre la chair à nu. Un saut, elle s'accroche. Se suspend noue les doigts. Et enfonce ses dents. Là où l'air passe. Parce que maintenant il va vouloir crier mais il ne faut pas. Elle mord plus fort. Il paraît que certains se liment les dents en pointe. C'est débile. Ça s'enfonce mieux, oui, mais après, pour tenir, tu fais comment ?

Ezia PolarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant