La Fille Ville

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Il y a de la lumière. Il y a des rires et de la musique même si Tokyo ne parvient pas à déchiffrer de quoi sortent les notes. Le refuge des cannibales s'élève à en frôler la voûte, au beau milieu d'un espace démesuré, loin, très loin sous le niveau principal : un gigantesque bloc de métal aux arrêtes torturées, maintenu à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol par un enchevêtrements de câbles, de piliers malingres et d'échafaudages. C'est sur l'un d'eux que se tiennent Reno et Tokyo, le souffle court. Perché sur une balustrade branlante, le Comte les fixe, les dents toujours à découvert. Les claque au visage de la Fille-Ville.

« Question !
– Quoi ?
– Non. Vous avez le droit à une question. Vous pouvez la dépenser ou la garder pour plus tard. Ou l'échanger contre une faveur. Tout le monde ici commence avec une question. Et sa chair. Ce sont les règles.
– Fixées par qui ?
– Est-ce votre question ?
– Non. Voici ma question : faites-vous partie de l'Observatoire ?
– Nous en faisions partie. Tous ici, nous sommes d'anciens Chevaliers Particule.
– Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
– Céderez-vous de la chair ? »

Reno secoue violemment la tête. Le Comte hausse les épaules, saute sur la plateforme métallique qui semble osciller sous l'impact, et remonte reptile le long d'une rampe rouillée, qui débouche dans l'une des failles de la carcasse métallique. Les deux voyageurs suivent ; mouvements empesés. À l'intérieur, il fait bon. De grands morceaux d'étoffe colorée ont été jetés sur le sol. Parois, entournures, plinthes : partout, les murs sont couverts de caractères minuscules. Lettres inconnues sauf une série qui se répète à intervalles réguliers : EP-04. Un peu plus loin, il y a des foyers qui brûlent dans de grands bidons métalliques – ça sent l'essence – il y a des formes, il y a des ruines qui se tournent vers eux. Ça s'appelle : mutilations, ça s'appelle : amputations. Pas propres. Suintements Ça s'appelle : malgré tout, on a décidé de sourire. Sourire de nos tellement de dents si blanches. On fait signe de la main, du moignon. On retourne à nos occupations. Et froncement de sourcils : Tokyo est contrariée.

Elle n'est nulle part.

Rien en son corps ne résonne à l'unisson de cette chose ternie. Cette grotte est Tokyo, cette caverne ne l'est pas. Dans les tréfonds, les cannibales se cachent au sein d'un morceau de néant cristallisé.

« Que vous arrive-t-il ? demande le Comte d'une voix qui sait, en fait.
– Est-ce votre question ?
– J'en ai douze mille deux cent deux. J'en ai dépensé trois, depuis la fondation de cette cité.
– Je ne peux pas savoir.
– Je suis le Comte. Je ne mens pas.
– Je ne peux pas savoir.
– Vous m'insultez. »

Respiration qui s'accélère. Une langue démesurée passe sur les lèvres pâles, toujours étirées. Plusieurs fois. Frénétique. La Fille Ville ne bronche pas.

« Je ne peux pas savoir. »

Et comme elle n'a rien d'autre à dire, elle aussi, elle montre ses dents. Pour la première fois le Comte cesse de sourire.

« Vous avez tué avec ça. Vous connaissez le goût.
– Oui.
– Pourquoi ?
– Pour la même raison que vous. Parce que c'est tout ce que j'ai.
– Un mensonge ! »

L'homme recule. Crache en sa direction. Bruit de pas précipités. Nero s'est rué dehors. Le métal chante sa course, sa fuite, mais ne dit rien de Tokyo. Qui ne s'est jamais sentie aussi stable. Aux tréfonds de la cité de béton, la fille noiraude se sent princesse. Il y a quelque chose qu'elle doit savoir. Elle y a le droit. Le Comte crie, à présent. Et ça lui brise le cœur, un peu.

« On ne mange pas la chair quand on n'est pas obligé ! Tu ne portes pas ce qui brûle ! Tu n'es pas le rempart ! En plus toi ! De tous ceux qui rampent sous la Voûte, toi ! Mordre ! Comment as-tu seulement osé ?
– Expliquez-moi. »

Ezia PolarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant