Tokyo

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Elle s'est assise entre le mur et le colporteur de Shibuya. Les genoux sous le menton, les mains autour des genoux. Juste la place qu'il faut. Il fait bon. Devant elle, quelqu'un tourne la tête et lui sourit. Sans dents. Elle sourit en retour. Les siennes sont très blanches. Elle les a lavées au robinet avant d'arriver. Elle n'a même plus le goût au fond de la gorge.

Ils sont une vingtaine, entassés dans une ancienne réserve à grains de la huitième avenue. Quelques chuchotements sous les murs de béton écorché. Les doigts qui se tordent en impatience. Et la peur. La peur bien sûr. On ne peut pas poster de vigile à l'entrée. Ce serait suspect. Alors de temps en temps, Luka jette un coup d'oeil au coin de la fenêtre, là où le plastique noir qui l'aveugle se décolle un peu. Elle aime bien Luka. Elle ira lui parler, à la fin, il paraît qu'il va déménager. Une chambre dans les quartiers médians.

« Tu es déjà venue ? »

Dans son cou la voix est chaude. Grave et un peu humide. De si près c'est facile de sentir l'excitation. Elle hoche la tête, doucement.

« C'est la première fois pour moi. Tu crois qu'elle sera là ? »

Elle sent le coin de sa mâchoire tressauter. Les mots sortent plus solennels qu'elle ne l'aurait cru.

« Lilith vient à chaque fois. Et pour moi c'est « il » . »

Rire gêné.

« Pardon.
- Pas de mal. Tu viens d'où ?
- Juste à côté. Ça fait des mois que j'hésite. J'ai une femme tu sais. Son père travaille à l'administration des Chevaliers-Particule. Mais je ne le vois pas souvent. Et l'autre jour, il y a cette cliente qui a été arrêtée par l'Observatoire. Je n'ai pas compris pourquoi elle... »

Il parle très vite à présent, n'importe comment. Normal. C'est le début. À côté d'elle, le colporteur de Shibuya penche un instant la tête vers elle. Ses cheveux gras lui effleurent l'épaule. Elle se souvient. Que le premier soir, il avait pris ses mains dans les siennes. Il l'avait fait rire. Une blague, elle avait entendu dix fois auparavant. Ce soir-là, elle avait vraiment été drôle. Alors elle aussi se retourne. Dans la pénombre, elle distingue de beaux traits réguliers. Des yeux sombres, un peu affolés. Mais durs. C'est bon, il tiendra.

« Ne t'en fais pas. Si jamais tu ne ressors pas d'ici en dansant, je te paye ma tournée. Jusqu'à ce que tu ne te rappelles plus le prénom de ta femme. »

Il glousse. Les épaules qui tremblent un peu. Il en fait trop, mais ça n'est pas grave. Et puis il se fige. Les pupilles droit devant lui. Captives. Ça commence.

« Bienvenue, peuple de Tokyo. »

La voix de Lilith coule, se déploie. S'étend le long des parois, s'infiltre dans les failles. Les quatre mots rampent et glissent. S'insinuent sous les vêtements, se tatouent sur la peau. Parviennent, enfin aux tympans. Elle se retourne. Elle sait ce qu'elle va voir, elle sait qu'elle ne s'y attendra pas.

Ce soir, Lilith porte un lourd manteau d'étoffe violette, cintré à la taille. À la poitrine, des objets de métal scintillent. Ce soir, Lilith est très pâle. Peut-être parce que ses lèvres sont peintes en rouge. Que ses cheveux sont particulièrement blancs. Peut-être parce qu'il s'est placé juste sous le néon. Habituellement, il reste dans l'ombre. Il y a même eu la fois où il n'est même pas entré dans la pièce. Cette nuit là, ses paroles ont rebondi fantômes même une fois la rencontre terminée. Aujourd'hui encore on peut en attraper un mot, quand on tend bien l'oreille.

Lilith se tient très droit. Il a levé la main haut, à en effleurer le plafond – il est grand – pour que tout le monde puisse voir ce qu'elle tient entre ses doigts. Elle écarquille les yeux, se rappelle qu'elle doit les plisser pour mieux voir, plisse.

Ezia PolarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant