Matière Lune

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Derrière lui, une tape sur l'épaule :

« Attention, c'est chaud.
- T'inquiète, je gère. »

Lugh saisit l'assiette, remplie jusqu'à ras-bord de ce qui ressemblait à du ragout. Il lui fallut le temps de la dégager de la banque pour se rendre compte que le récipient était effectivement brûlant et que ses doigts appréciaient peu le contact. Le cercle de faïence resta un instant suspendu dans les airs avant de s'écraser lamentablement sur le sol. Toute la cafétéria se retourna vers le gaffeur, qui s'inclina jusqu'à terre. Il ne restait plus qu'à sourire.

« Mesdames et messieurs, pour ceux qui ne me connaîtraient pas encore, Lugh Brennan. Enchanté. J'ai tendance à casser des trucs. »

Il y eut une salve d'applaudissements, tandis que le jeune homme saisissait de bonne grâce le seau et la serpillère qu'on lui tendait. La personne avec qui il avait échangé dans la file d'attente s'accroupit, prélevant délicatement les débris de vaisselle. Elle avait les gestes raides et précis.

« Bien joué. Je t'avais prévenu.
- Je ne m'attendais pas à ça.
- Tu sais où nous sommes ? Ils ne tournent pas à énergie réduite ici.
- Merci en tout cas. »

Haussement d'épaules. Lugh sentit sa bouche se dessécher. Dire quelque chose.

« Je n'ai pas bien enregistré ton nom, tout à l'heure.
- Faris Duhart.
- Ah oui. C'est toi, au module journalisme ?
- Voilà.
- Moi je...
- Lugh Brennan, promotion des officiers scientifiques. Je sais. J'ai tendance à écouter. Surtout les gens qui ont quelque chose à dire à propos de tout. »

Faris ignora la protestation étranglée de son interlocuteur et se redressa, demandant à ce que l'on verse une nouvelle portion, avant de saisir prudemment l'assiette à l'aide de quelques épaisseurs de serviette en papier.

« Allez, Lugh Brennan de la promotion des officiers scientifiques. On va s'asseoir et tu me raconteras le reste de tes histoires. À quoi ça ressemble le Niger, pourquoi tu aimes les dessins animés, et qui est Mary Tamm. Et je m'en fous.
- Pardon ?
- Tu peux m'appeler il ou elle je m'en fous. Mais arrête de me reluquer la poitrine, c'est emmerdant.
- Je suis si prévisible que ça ? »

Sourire de loup.

« Non. C'est le talent. »

Ensuite elle a amené Lugh jusqu'à une table un peu à l'écart, où ils ont rencontré Pierre, qui s'est excusé à profusion et Tanith, dont l'incapacité à parler anglais ne l'a pas empêché de commenter le moindre propos échangé au-dessus des plateaux.

Pas cette fois-ci

Mais Faris s'est figée, sa dernière syllabe sur les lèvres.

« Il nous a fallu du temps pour nous en rendre compte, mais c'est avec vous que tout a commencé. »

Lugh se retourna. Daphné et Miryiam émergèrent de la file d'attente. Miryiam mâchonnait une pomme. Au-dessus de son épaule, une mouche, suspendue en plein vol. La cafétéria n'était plus qu'un monolithe de silence. Gestes figés. Et du coin de l'oeil un tremblement. Il suffisait d'un rien pour que l'histoire reparte.
C'est avec le même silence que les souvenirs affluèrent sous le crâne de l'officier scientifique de l'Ezia Polaris. La dispute avec Reinhilde. La suspension. Et à la tempe droite.

« Ne pense pas, ne pense pas à la tempe droite, pas encore. »

« Pourquoi vous faites ça ?
- Pour comprendre.
- Vous n'êtes pas Daphné.
- Probablement plus. Ça fait trop longtemps que j'ai été déclinée de son esprit. Il a pu se passer mille événements sur Terre qui font que nous avons changé depuis. Si la Terre existe encore évidemment.
- Si la Terre existe encore...
- Ah non. Pas le coup de l'amnésie. Pas maintenant. »

Ezia PolarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant