Qu'es-tu ?

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Tokyo s'étire. Une poursuite sur l'asphalte lui dévale la colonne vertébrale. Deux nanas : visage poudré ivoire, dentelle noire et tronçonneuses. Jumelles, génétique ou haute couture. À leurs talons-aiguille : ils sont cinq. Tout en cuir et en chiens maigres. Jurons et salives jaillissent sous les échafaudages du grand chantier. Une histoire de dope coupée, de fric extorqué. Les deux nanas éclatent du rire de la peur en gravissant péniblement – elles sont lourdes ces putains de tronçonneuses – les marches de métal. Ça résonne, semelles en délire. Les poursuivants gagnent du terrain. Bientôt, les premières bêtes dévoilent leurs crocs. Il va falloir se battre, moteur à essence, sueur.

« ... et on revient. »

Une main moite pousse mollement la Fille-Ville de côté. Instinct, elle réagit. Ses phalanges osseuses heurtent une mâchoire résignée. Tohru valdingue, bras et jambes désarticulés, contre le mur qui résonne sous l'impact.

« Content de te voir aussi. »

Il se relève souplement ; il a les lèvres écarlates. Tokyo rougit, se précipite à ses côtés. Lui époussète le bras et ravale ses excuses. Elle ne peut pas faire mieux. De toutes façons il s'en fout. Il lui lance son regard en biais, un peu dégoûté, un peu las. Et puis il a le plus rachitique des sourires :

« Bien dormi ?
- On peut dire ça. Pas de rêves au moins.
- Parfait. Ce truc d'acupuncture tu crois ?
- Possible. Je sais pas.
- Vaudrait mieux. C'était galère d'enlever Maï de chez elle. Et là, ses enfants ont déposé une plainte à l'Observatoire.
- Vraiment ? »

Rictus.

« Non. Mais ce serait marrant. »

Tokyo soupire. Elle a Louisncé à comprendre Tohru depuis dix-sept jours. Deux battements exactement après sa découverte de l'abri. Un record d'après les autres. Et depuis, ça va beaucoup mieux. Si elle continue comme ça, elle finira par percevoir les craquelures du masque, elle en est persuadée. Et en attendant, ils travaillent en bonne intelligence. Ou presque.

« Quand tu es prête, tu viens au bureau ? Il faut qu'on parle. »

Ombre, il est déjà dehors. Ne reste qu'un peu de sang sur le mur de métal. Tokyo frissonne et frotte. Elle ne s'est pas encore habituée. Ici c'est normal. Même les mômes tombent, s'écorchent et retournent jouer, genoux immondes. Il n'y a pas de risque, pas de miliciens qui vous étendront parce que vous saignez. Ça a toujours été comme ça, ici, il paraît.

Personne ne lui a expliqué comment l'abri s'est formé. Repose-toi, ils ont dit. Tous, sans exception. Jeunes et vieux, indemnes ou couturés. Repose-toi. Tu vas en avoir besoin. Et toujours, dans les yeux, l'étincelle. Ni joie ni conviction, quelque chose d'autre. Ils en savent plus sur Tokyo que Tokyo elle-même. C'est insupportable. Les premières fois, bien sûr, elle a demandé. Tu sais qui je suis ? Qui t'a parlé ? Tohru ? Lilith ?

Aucune réponse. Jamais. Jusqu'à ce qu'elle abandonne. Après tout, vivre en transparence, elle a l'habitude. C'est quand elle a commencé à chercher une alcôve sous laquelle se retirer qu'ils sont venus vers elle. La même chaleur qu'il y a si longtemps. Miko-Anne, Maï et ses aiguilles. Le gosse avec son ballon. Elly et Nate, les jumeaux. Ils lui ont montré la petite chambre – un matelas, une chaise et des livres, des livres partout – lui ont fait visiter l'abri. Chacun leur tour, les mille pas de liberté que leur offre l'entrepôt, chacun à leur façon. Le refuge est multiple, aussi varié que l'esprit de ses occupants. Et bien sûr, ils lui ont raconté leurs histoires. Le premier sang, le nez qui coule ou le bouton qui perce. Et toi, c'était comment ?

Ezia PolarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant