Eru Ilúvatar indiqua à chacun un thème à chanter, et à tour de rôle, les Ainur s'y employèrent avec application. Ingwilas ignorait encore les desseins de leur Père, mais il s'abandonna volontiers à l'écoute de ses camarades dont les airs oscillaient de l'un à l'autre, d'un ton joyeux à la mélancolie, d'un timbre clair au grave. Bien qu'il n'eut parlé à chacun d'entre eux, il les connaissait tous, car leurs esprits étaient intimement liés et en dépit de leurs cécités, ils purent ressentir toutes les émotions qui les entouraient. C'est ainsi qu'il perçut l'admiration de ses pairs lorsque Melian se mit à fredonner, et le même sentiment l'envahit peu après devant la beauté de sa mélodie. Sa voix merveilleuse surpassait toutes celles entendues jusque-là, provoquant une attention accrue de l'assistance. Lorsqu'elle eut fini, une profonde déception s'installa, regrettant qu'elle eût été si courte, mais bientôt, Wicas prit la relève et si sa musique n'en porta pas le même charme, elle leur permit de combler le vide qui s'était momentanément établi en leur cœur. Celle-ci, plus énergique, inspirait triomphe et droiture contrairement à la précédente, plus douce et envoutante. Quand il eut achevé sa composition, un long silence s'ensuivit. Trop long. Un autre Ainu devait le remplacer, mais il tardait à se manifester, tant et si bien qu'Ingwilas crut un instant qu'il s'agissait de lui, car il savait son tour proche de celui de son frère Wicas. Une pointe de malaise s'empara de lui, craignant la remarque. Pourtant, il sentait la surveillance d'Eru penchée sur un autre et une certaine agitation commença à gagner quelques-uns devant cette attente languissante.
Non loin, Melkor, le plus puissant des Ainur, sembla même sur le point d'émettre ouvertement l'expression de son déplaisir, mais sa colère retomba aussitôt lorsque le thème tant espéré fut enfin joué. Si Melian avait eu le don de les éblouir, il n'existait simplement pas de termes appropriés pour décrire la vénusté du chant qui s'offrait dorénavant à l'auditoire bienheureux. Beaucoup parurent même hypnotisés durant ces trop brèves minutes qui s'écoulèrent, transportés qu'ils étaient par la gaieté des mots qui s'enchaînaient, tantôt sur un rythme rapide et entraînant, tantôt sur une mesure suave et délicate. Mais outre sa magnificence, Ingwilas, comme d'autres, y sentit l'émanation même d'un sentiment qu'il fut incapable de décrire ; il eut la nette impression d'être subitement habité par une flamme grisante, laquelle lui présentait tous les possibles. De son côté, Melkor se consumait un peu plus d'orgueil à chaque nouvelle note, se surprenant même à songer prendre la place d'Ilúvatar et décréter que cette pièce vocale ne prît jamais fin. Toutefois, elle s'arrêta et le tacet qui l'étalonna fut encore plus malplaisant que le dernier. Tous devinèrent le regard ému du Père de Tout posé sur l'auteur de la romance, mais il était à la fois empreint d'un émerveillement indicible et d'une tristesse infinie et ils ne surent lequel des deux sentiments fut prédominent, tout en ne s'expliquant pas le sens du second.
« Nàryeldë est sans nul doute notre plus belle voix, affirma l'Unique, et grand est son pouvoir. Elle est parvenue à attiser en chacun de vous, la part de la Flamme Éternelle dont je vous ai doté à votre création »
Tandis qu'Ingwilas comprit enfin la nature du phénomène qui l'eut hanté plus tôt, le sentiment qui lui fut apparu demeura un mystère. Quant à Melkor, en plus de cet éclaircissement, songea que Nàryel devait être la Flamme Éternelle, ce qui expliquait selon lui, son échec à la découvrir alors qu'il eut vagabondé à plusieurs reprises dans le Vide. Il eut alors l'envie irrépressible de posséder cette Ainu, car il nourrissait l'ambition clandestine de créer ses propres œuvres depuis longtemps.
« Chante encore ! » dit-il puissamment.
Si la grande majorité de l'assemblée n'émit aucune objection à cette revendication, espérant secrètement sa réalisation, les derniers n'apprécièrent guère le ton absolu qu'il eut adopté. Wicas se montra particulièrement virulent et Varda – celle qu'Ilúvatar considérait dans son esprit comme sœur de Nàryel – le rejeta plus violemment encore. Melkor s'évertua à la détester depuis lors, et Eru du rétablir le calme d'un geste de la main.
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Cantilène de la Mer
FanfictionÀ l'heure où le premier Seigneur Noir entame sa prodigieuse ascension, les Ainur - ces êtres divins créés de la pensée d'Ilúvatar - descendus sur Arda sont confrontés à un choix : rejoindre Melkor dans sa quête de puissance et plonger le Monde dans...