9-

17.9K 2.1K 88
                                    

     C'est avec un grand sweat gris qu'Aubrey se rend au parc le lendemain matin, cachant ses blessures et la réalité de sa vie sous une épaisse capuche de coton. 

La pommade n'a pas été suffisante pour faire disparaître ses coupures encore trop fraîches. Partout où elle va, elle sent leur odeur, surtout sous ses ongles où le sang a séché tandis qu'elle essayait tant bien que mal, entre deux sanglots, d'apaiser ses souffrances. La douleur réelle n'est venue qu'après, dans la nuit. Elle n'a pas dormi plus de deux heures. Les évènements passés, les gens, les choses, tout se mélangeait dans sa tête pour former une masse de souffrance et d'apitoiement coupable. Quand son réveil a sonné, à sept heures pile, elle s'est traînée dans la salle de bain et a étouffé un cri en découvrant son visage. Impossible d'aller au lycée. Qu'auraient pensé les gens ? Déjà qu'il devenait difficile de dissimuler ses os apparents derrière des vêtements toujours plus larges, elle ne pouvait prendre le risque qu'on parle, qu'on la juge, qu'on la regarde avec pitié.

Il n'était pas plus supportable de rester toute la journée dans la maison où sa mère se trouvait toujours, ni d'appeler ou d'aller voir ses amis. Elle ne voulait pas les impliquer. Elle pouvait gérer ça toute seule, d'ailleurs, elle était absolument seule, et personne ne pouvait l'aider. En plus de cela, elle ne méritait pas leur aide : si elle subissait tout cela, ce devait être pour une raison ! Et ce constat la renvoyait à sa propre inconsistance, à cette médiocrité qui la caractérisait, et elle se sentait si incapable, si insignifiante, si négligeable, qu'elle en venait à se détester.

Alors, Aubrey s'efforçait de s'immuniser contre la douleur, et comme elle le faisait souvent, prétendait ne rien ressentir, et à force de se le répéter, cela finissait par marcher. Ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était qu'on se rende compte de sa souffrance : elle exécrait la sensation d'un regard qui vous juge faible, comme une pauvre petite chose qui a désespérément besoin d'être protégé. Adam était le seul à savoir que les choses n'allaient pas, avec sa mère. Il l'avait deviné, un jour où elle n'était pas parvenue à se forcer à sourire. Elle avait été sèche, lui rétorquant qu'elle ne voulait pas en parler. Il avait répondu qu'il était inquiet, car le bruit courrait que sa mère s'était remise à boire. Aubrey, sous le choc, lui avait demandé qui lui avait raconté ça. Bien évidemment, c'étaient ses parents ! Adam et Aubrey étaient amis depuis l'enfance, mais leurs parents ne s'étaient jamais entendu. Monsieur et Madame Vitain étaient de vraies commères et ils avaient intérêt à laisser Aubrey et sa mère tranquilles.

La colère démesurée qu'elle avait ressentie après cet échange avec Adam avait mis plusieurs jours à s'atténuer. Puis les choses se tassèrent, et son ami évita de poser d'autres questions, se contentant de lui demander si elle allait bien, et Aubrey ignorait si cela lui convenait ou si cela l'irritait encore plus. Sa mère était son secret, et elle tenait à le protéger.

A côté de tout cela, il y avait la nourriture.

Ce n'est pas que la jeune femme avait perdu l'appétit, au contraire. Après de longues périodes de jeun, la faim se faisait ressentir, elle lui broyait l'estomac. Aubrey mourait d'envie de manger, mais elle ne se l'autorisait pas. Quelque chose de bien supérieur au désir de se nourrir l'en empêchait absolument. Alors, elle ne mangeait pas, ou tout juste assez pour éviter les questions, et elle maigrissait à vue d'œil.

Mais ce qu'elle voyait dans le miroir n'avait rien d'objectif. Son corps occupait tout l'espace, et plus elle se regardait, plus elle doutait du fait qu'il n'y ait qu'elle dans ce reflet désincarné. Elle était si grosse qu'elle aurait juré qu'elles étaient au moins deux, à se battre pour le peu d'espace qu'offrait la surface du miroir.

*

Aubrey ne se préoccupe pas du monde extérieur, aujourd'hui. Quand elle essaie de glisser sous le banc et qu'elle tombe sur le dos tant ses blessures la brûlent, elle se fiche que les passants ne l'aient entendue pousser un juron.

Reprenant ses esprits, elle attrape le mot, les mains légèrement tremblantes. T se doit d'être passé par là, même si elle n'a pas répondu à son dernier message. Elle le sait, car autrement, cela voudrait dire que T aussi, aura fini par la trahir. Elle ose encore espérer que non, car son identité inconnue est tellement... Rassurante. Aubrey grimace tant son sentiment est paradoxal.

En dépliant le mot, la stupéfaction la paralyse un moment.

T a bien répondu une nouvelle fois, mais ce n'est la cause de son étonnement.

"Mange.

-T."

"Pourquoi ?"

"La question n'est pas pourquoi, mais pour qui.

-T."

"Dans ce cas-là, pour qui ?"

"Pour ceux que tu aimes. Et crois-moi, j'en fais partie.

-T."

" C'est un cadeau, juste derrière le banc. Je sais que tu en as besoin en ce moment. -T."

Derrière le banc, parfaitement visible de là où elle se trouve, se tient un objet de forme ronde, protégé par du papier aluminium. L'herbe verte danse autour comme du lierre grimpant. Aubrey tend le bras pour s'en emparer et le geste lui arrache un gémissement. Elle ferme les yeux et d'une lenteur mesurée, arrache l'aluminium et l'écrase dans la paume de sa main. Elle fait durer le plaisir un instant de plus, puis elle ouvre les yeux.

C'est une pomme, couleur rouge sang. 

AubreyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant