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Les prunelles d'Aubrey ne parviennent pas à se détacher du fruit brillant entre ses mains frêles. La pomme est belle, pure et hypnotique. La jeune femme se relève en prenant soin de ne pas oublier son cadeau et le petit mot froissé de T. Elle prend place sur le banc et continue sa contemplation silencieuse.

Autour d'elle, les gens observent une petite brune étrange, cachée sous une capuche noire, qui regarde une pomme au lieu de la manger. Certains la pensent folle ; d'autres s'en amusent, en tous cas, bizarre est le mot qui vient à l'esprit.

Aubrey se sent bien. Elle n'a jamais éprouvé le sentiment qui l'habite depuis qu'elle a découvert cette pomme, mais elle a la conviction qu'il s'agit de quelque chose de réel, de tangible.

Elle approche le fruit près de ses lèvres et ferme les yeux. Entrouvrant la bouche, elle prend le temps d'en respirer l'odeur autrefois si familière. Les souvenirs lui reviennent. Les lèvres d'Aubrey se séparent encore, très légèrement, puis, avides, se posent sur la surface délicate de la pomme.

Un instant après, un bruit sourd se fait entendre. Une larme muette se met alors à couler sur la joue d'Aubrey. Quelques mètres plus loin, une petite fille blonde tourne la tête vers cette dernière et se demande pour quelle raison elle regarde sa pomme tombée par terre d'un air triste.

Désobéissant à sa mère qui lui avait dit de ne pas s'éloigner, l'enfant se dirige vers la jeune femme, une poupée à la main. Une fois parvenue face à elle, la fillette reste de marbre. Aubrey ne la remarque que quand elle prend la parole de sa petite voix mélodieuse.

- Tu es en train de pleurer ?

Sortant de sa transe, la brune ne sait tout d'abord pas quoi répondre. La vue de l'enfant lui fait oublier ses problèmes un instant, elle avait été comme cela, elle aussi. Adorable, innocente et vraisemblablement heureuse, aimant le goût de la vie.

Les yeux rougis et congestionnés d'Aubrey observent la petite fleur qui lui fait face. Un sourire naît sur ses lèvres. La gamine n'a pas plus de huit ans et pourtant, elle semble déterminée à rester tant qu'elle n'aura pas obtenu de réponse. Dans sa main droite, elle tient une poupée minutieusement coiffée, vêtue d'une longue robe moulant un corps plastifié et pas plus épais qu'un poignet. On dit toujours que les poupées sont trop maigres, que leurs cuisses ne se touchent pas et que ce n'est pas semblable à la réalité. Aubrey a un regard pour son corps et cela lui confirme que c'est faux.

- Je pleurais, oui. Mais plus maintenant, tu m'as redonné le sourire.

Des fossettes apparaissent sur les joues rondes de la petite fille et son attitude nouvelle montre qu'elle n'est plus aussi inquiète que tout à l'heure. Aubrey ne s'en veut pas de lui avoir dit la vérité. A quoi bon lui mentir ? Les mensonges font partis de la vie quotidienne et ce n'est qu'une fois adulte que l'on s'en rend compte. Quand on nous assure qu'on restera pour toujours, par exemple, quand on nous manipule, quand on nous dit qu'il faut, quand on promet que ce sera le dernier verre.

- Pourquoi tu pleurais ?

- Tu vas te moquer de moi, mais c'est à cause de cette pomme.

Aubrey réalise qu'elle a toujours sa grosse capuche noire et malgré ses blessures, la relève sous le regard curieux de la petite fille. Celle-ci ne dit rien et se contente de lui montrer ses dents.

- Tu es belle, comme ça. Encore plus qu'avec ta capuche.

- Merci. Toi aussi, tu es une véritable petite princesse.

La fillette rougit et tourne sur elle-même en riant. Aubrey rigole aussi.

- C'est gentil ce que tu me dis. Tu es belle et gentille, alors pourquoi tu pleures ?

La naïveté de ses mots arrache un énième sourire à Aubrey.

- Je te l'ai dit, c'est la pomme. Je n'arrive pas à la manger sans que cela me rende triste.

- Et pourquoi ? Tu es malade ?

- Non.

Malgré ses promesses, Aubrey vient-elle de lui mentir ? Bien-sûr que non ! Se rassure-t-elle. Ce n'est pas une vraie maladie, elle n'a pas de symptômes et de traitement à prendre pour guérir. Rien qu'une petite voix, qui la suit partout, et qui l'aide à combattre son angoisse de prendre du poids. Et pourtant...

- Alors, qu'est-ce que tu as ? Demande la petite fille qui fronce les sourcils.

La jeune femme soupire. Cette voix perpétuelle, c'est elle, la maladie. Demain, Aubrey niera tout en bloc et fera comme si tout allait bien mais en tout cas, en cet instant, elle admet :

- En fait, tu as raison. Ce que j'ai, c'est un peu la maladie de la faim. Et quand on l'a, c'est très difficile de s'en débarrasser.

- Je peux demander à ma maman de te donner des médicaments, si tu veux. Maman est gentille, comme toi.

- Merci, ma belle, mais cela ne se soigne pas comme ça.

Aubrey ébouriffe gentiment la tête de la petite fille et souffle :

- C'est une maladie de l'esprit. (Elle désigne son crâne d'un geste de la main). Tout se passe là-dedans...

AubreyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant