Le Fou et l'étranger

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— Je... je... balbutie-t-il en ne sachant que faire devant cette apparition pour le moins inopinée.

— Oh! Mais c'est le Fou! Désolé, votre Singerie! s'exclame l'elfe-nain en faisant une courte révérence presque irrévérencieuse. Que faites-vous ici, si loin du Château?

Le château? Le Fou? Francisque se laissa retomber sur le sol en étouffant un ci de désespoir. Le Fou, c'était le narrateur des histoires de Goram, d'Osgauth et de tous les personnages de ses aventures. « C'est impossible! » hurle une voix sortie du plus profond de son âme.

— Vous voulez de l'aide, Messuie? Je cours chercher mes frères. Ne bougez surtout pas! fait le Courtaud en sautillant au-dessus des herbes jaunes et grasses.

Francisque voit disparaître la peau de lièvre qui recouvre le dos du petit homme et cligne trois fois des yeux.

— Je dois rejoindre la maison sans tarder. Je commence à divaguer et si par malheur il fait moins de zéro cette nuit, je vais mourir gelé, ici, sur mes terres, tout seul au milieu de nulle part.

Se soulevant une troisième fois avec précaution, il réussit à ramper sur une distance d'environ dix mètres. Son pied droit lui envoie des signaux de détresse qu'il s'efforce d'ignorer. Il se répète que ce n'est qu'une foulure, que la douleur partira bien vite avec un peu de glace et un whisky, le derrière bien au chaud devant un feu de foyer. Mais le sentier, qui remonte de quelques degrés à cet endroit, éprouve ses bras peu habitués à ce genre d'exercices.

« Pourquoi suis-je sorti aussi? J'aurais pu célébrer tranquillement dans la maison... mais non, prendre un bon bol d'air frais, une bonne petite marche de santé pour s'aérer le cerveau et voilà que... »

Les taillis se mettent à gigoter. Bientôt trois, quatre, cinq têtes coiffées du bonnet rouge crête de coq se faufilent et l'entourent.

— C'est bien lui.

— C'est dommage.

— Il est lourd?

— On devrait le laisser là.

— Il paraît qu'on le cherche.

— Moi, si j'étais lui...

— Arrêtez! s'écrie Francisque, la voix déchirée par la tension qui l'étouffe. Allez-vous-en. Laissez-moi tranquille. Je n'ai plus rien à faire avec vous. Vous êtes du passé. Disparaissez de ma vie!

Les Courtauds ne cessent pourtant pas leur babillage. L'un d'eux lui prend un bras qu'il retire aussitôt, jetant l'autre sur les fesses. D'autres petits hommes émergent des buissons et les enfants, encore plus petits que leurs parents, se permettent de sauter sur ses épaules ou sur ses fesses en riant.

— Raconte-nous une histoire, le Fou. Comme celles que tu racontes à Osgauth.

— Oh, oui ! Celle du dragon à plume, celle où il se met le feu au pattes!

— Assez, assez, ouste, petites pestes. Laissez notre Singerie tranquille. C'est assez pour qu'il raconte tout cela à notre Roi et qu'il nous punisse. Courez chez Turpin et mandez-le ici... avec un traîne-corps! fait celui qui semble être leur chef.

Francisque pleure en silence, le nez dans la boue. Une main lui caresse les cheveux. Il n'ose plus relever la tête pour affronter le regard des Courtauds, se sachant plus que jamais objet de leur raillerie. Il se dit, sans desserrer les dents, que ce cauchemar se terminera dans un moment, qu'il sera réveillé par la douleur, qu'il en rira gaiement et rampera, en jurant encore, jusqu'à la maison. Mais, les Courtauds qui l'entourent discutent, se disputent, se targuent et se chamaillent, comme il les a si bien décrit. Il sait qu'ils ne partiront pas. Ils resteront là, avec des torches, à l'accompagner jusqu'à l'arrivée de ce Turpin qu'il ne connaît pas, curieusement.

Le ciel s'obscurcit de plus en plus. Il ne reste qu'une heure avant le coucher du soleil et le froid qui s'installe sournoisement le secoue de tremblements. Francisque respire lentement, malgré la douleur. Il tente de chasser un mal de tête qui lui cogne à la base du cou. Il se demande s'il ne s'est pas heurté la tête en tombant, ce qui expliquerait ce cauchemar. Mais il en doute de plus en plus car il ne se souvient pas d'avoir un jour rêver la douleur aussi intensément sans se réveiller au bout de quelques secondes.

Une odeur amère et un souffle chaud éveillent ses sens atrophiés. Une langue râpeuse vient toucher sa joue droite. C'est un carnère, cette espèce de chat aux allures de chien qu'il a esquissé il y a plus de cinq ans sur une plage à Cuba. Sa femme de l'époque, avait bien rit de ses pauvres talents de dessinateur.

— Ça ne ressemble ni à un chien ni à un chat, mon pauvre Francisque. On dirait un barbouillage d'enfant attardé!

Il n'avait pas apprécié la remarque et la semaine suivant son retour se résuma remplir des procédures pour un divorce éclair. Ses avocats avaient même réussi à coller à cette Amanda Clarisson une accusation de cruauté mentale qui lui fit ravaler ses intentions d'obtenir une grasse pension de l'écrivain reconnu. Le mannequin retrouva donc ses amies anorexiques sur les planches de défilés pendant un an avant de tomber dans l'enfer de la drogue suite à son congédiement pour vieillesse prématurée.

Le carnère renifle dans l'oreille et Francisque le chasse du revers de la main. La bête s'éloigne en sifflant.

Pendant un instant, la douleur s'estompe et le laisse dans un état semi-comateux. Il respire doucement et, les yeux fermés, il en vient même à oublier toutes ces têtes qui l'observent sans scrupule et il se laisse bercer par le murmure des commentaires.

Puis, comme un écho boomerang, un mot se fait de plus en plus entendre, répété à l'infini, de plus en plus fort : Turpin, Turpin! Il essaie de lever la tête mais un vertige l'en empêche et la douleur qui s'est tapie temporairement dans ses rêveries, refait surface, lui cinglant tout un côté du corps. Il ne sait plus comment réagir tant cette soudaine déchirure l'étonne. D'une cheville devenue sensible par une chute idiote, il s'imagine maintenant victime d'une chute d'un immeuble de trois étages. Il cligne des yeux, à travers des larmes silencieuses.

— Ah, bah, c'est le Fou, en effet ! fait une voix qu'il croit reconnaître alors qu'une ombre floue se dessine du côté où il regarde. Il perçoit les pas glissant sur le sol des courtauds qui laissent de l'espace au nouveau venu, probablement ce Turpin. Deux grosses bottes de cuir lacées jusqu'aux genoux se placent devant les yeux de Francisque.

Puis, l'homme corpulent s'accroupit dans une plainte aux relents d'oignon brûlé.

— Qu'est-ce qui t'arrive, hé, le Fou? Tu fais la sieste?

Francisque cligne des yeux. Son cou tordu lui fait terriblement mal. Ce Turpin qui le regarde, qui rigole comme une hyène au régime, ce gros bonhomme qui n'a apparemment pas lavé ni son linge ni son corps depuis la nuit des temps, c'est Paul Metts!

FINOù les histoires vivent. Découvrez maintenant